Catherine Fhima
Catherine Fhima
Centre de recherches historiques
École des hautes études en sciences sociales
F-75013 Paris
Catherine.fhima[at]wanadoo.fr
Archéologie d’une mémoire lorraine chez des écrivains juifs français autour de 1900
Comment des auteurs écrivent-ils sur un lieu à partir d’un autre lieu et que produit cet écart en termes de création littéraire ? Cette double question engage toute la réflexion de cette étude en s’articulant à un constat : si le lieu de l’écriture et le lieu inspirant l’écriture ne se recoupent pas, les textes et les gestes littéraires s’en trouvent nécessairement affectés parce que les auteurs convoquent une langue, des images et des actions dont les effets sont décalés. De sorte qu’il s’impose de réfléchir sur ces effets avec les notions de territoire, de territorialité, de territorialisation, de « déterritorialisation » et de « reterritorialisation » (Deleuze, Guattari, 1975) même[1] en interdépendance avec l’écriture, la littérature et les espaces littéraires où les écrivains s’insèrent. La réflexion à partir de l’intrication entre territoire et littérature importe davantage encore lorsqu’il s’agit d’étudier des textes produits par des Juifs marqués par leur expérience d’émigration de la Lorraine, leur terre natale, vers Paris, la capitale de la France, à la faveur de contextes historiques particuliers et qui, ensuite, deviennent écrivains. Parce que ces porteurs d’une « littérature mineure » (ibid.), c’est-à-dire d’une littérature qu’ils produisent en tant qu’ils sont issus d’une minorité (juive), ne peuvent vivre l’attachement aux territoires, aux terres, aux ancrages, aux pays, aux provinces, aux « petites patries », au régional, à la patrie, à la terre de France, à la nation et au national, d’une manière en tous points identique aux porteurs d’une « littérature majeure », c’est-à-dire d’une littérature produite par des auteurs issus de la majorité (française). De fait, sans qu’il soit surdéterminé par un rapport dominé/dominants, le rapport minorité/majorité instruit nécessairement toute inscription intellectuelle, artistique et littéraire des auteurs. Or précisément, déterritorialisés de la Lorraine les écrivains se sont territorialisés à Paris, ville dont la centralité est indépassable, symboliquement et politiquement : elle est la capitale de la littérature française, centre névralgique des enjeux et des circulations littéraires, et capitale de la nation française où s’enracine le désir d’engagement citoyen de la minorité juive française. De telle sorte que pour les écrivains juifs, la Lorraine ne peut figurer que comme un lieu d’origine, une terre natale, presque une terre maternelle comme on parle d’une langue maternelle. C’est donc un pays d’enfance en même temps qu’une terre ancestrale, puisque certains se réclament d’une ancienneté d’enracinement souvent soulignée (Spire, 1962). Aussi, parce que Paris et la nation sont les territorialisations par excellence des écrivains juifs, l’attachement de ces écrivains à la Lorraine est essentiellement d’ordre mémoriel.
C’est pourquoi cette étude propose de dresser « l’archéologie d’une mémoire lorraine » afin de retrouver les linéaments et le sens de la « trace mémorielle » que semblent contenir toute la littérature et la gestuelle littéraire[2] des écrivains juifs français. Cette recherche de « trace mémorielle » est sous-tendue par l’hypothèse que le rapport des écrivains juifs français à la Lorraine autour des années 1900 se construit dans une identification de ces écrivains à la nation qui prévaut sur l’identification à la Lorraine. Afin de le comprendre, nous nous attacherons d’abord à circonscrire les écrivains juifs lorrains dans une « configuration » (Elias, 1991) d’écriture spécifique et sur lesquels on fonde cette hypothèse. Il s’agira ensuite d’étudier les effets de ce qu’on appelle ici la « perte des lieux » au plan des contraintes existentielles, ce qui provoque nécessairement un type de mémoire particulier, à relier à la modernité juive historiquement inscrite en Lorraine. Cela permettra ensuite d’examiner le terreau de fabrication du rapport mémoriel des écrivains à travers des thématisations littéraires de figures-phares pour dégager les lignes de force que sont l’utilisation des mythologies lorraines, les affiliations textuelles et enfin les gestes de réengagement mémoriels partagés entre deux pôles, Metz et Nancy.
Configuration d’écrivains, configuration d’écriture
C’est en distinguant une configuration – au sens défini par Norbert Elias (1990) – d’écrivains juifs lorrains que l’on met à l’épreuve notre hypothèse d’une mémoire lorraine alimentant une identification à la France. Cette configuration repose sur le partage par des écrivains d’un ensemble de caractéristiques interdépendantes : d’une part, c’est à Paris que se forge leur rôle social et littéraire, c’est pour le public parisien qu’ils écrivent, et c’est en ce lieu que la norme et la valeur littéraires s’établissent et les établissent ; d’autre part, ils circonscrivent des zones de références communes et travaillent avec un vocabulaire et une écriture élaborés en fonction, quoique de manière tacite, d’une expérience originaire identique, la Lorraine. L’on fonde donc ce corpus sur la circulation de thèmes similaires dans des œuvres et sur les liens unissant des écrivains entre eux parce qu’ils ont pu se lire ou se connaître mais, plus généralement, parce qu’ils entretiennent un fond commun d’expériences et de références et, qu’en outre, ils choisissent de représenter ces mêmes références dans leurs textes. De la sorte, cette configuration d’écrivains engendre à son tour une configuration d’écriture spécifique.
Cette configuration s’articule autour de deux pôles urbains à contraster, Metz et Nancy. Trois auteurs principaux sont retenus : Gustave Kahn (Metz 1859-1936 Paris) pour Metz et André Spire (Nancy 1868-1966 Neuilly) et Raymond Schwab (Nancy1884-1956 Paris) pour Nancy. On y adjoint James Darmesteter (Château Salins 1849-1894 Maisons-Laffitte), dont la « qualité » d’écrivain est rarement prise en compte. En fait, on comprend « l’écrivain » dans un sens large, c’est-à-dire comme celui qui, quels que soient ses domaines d’intervention intellectuelle, s’implique expressément dans une relation à l’écriture. Il est donc important d’élargir l’expérience lorraine à cet universitaire, professeur au Collège de France à la chaire de Zend et de l’Iran ancien. Car James Darmesteter n’a pas seulement écrit des articles et des ouvrages scientifiques : il entretenait une véritable passion pour la littérature et notamment pour les lettres anglaises[3].
Trois de ces écrivains sont des poètes, mais à des degrés divers. C’est surtout l’activité d’écriture principale de Gustave Kahn et André Spire qui s’intègrent, dès leurs débuts respectifs, dans les avant-gardes parisiennes de leur temps, de la poésie dite « symboliste » en 1886, aux courants « unanimistes » de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, vers 1905, en passant par une poésie et une littérature dite « de combat », dans les années 1910. Cette insertion volontaire dans les avant-gardes s’accompagne de revendications novatrices formelles. Gustave Kahn revendique la paternité de l’invention du vers-libre et André Spire, vingt ans plus tard, s’érige en théoricien d’un verslibrisme renouvelé. Ces écrivains sont très présents dans les revues littéraires et trois d’entre eux ont assuré la direction et la rédaction de revues : Gustave Kahn s’occupe alternativement, pendant les années 1885-1895, de la direction du Symboliste (qu’il fonde avec Jean Moréas et Paul Adam), de La Vogue, puis de La Revue indépendante d’Édouard Dujardin, ainsi que de La Société nouvelle en Belgique ; enfin, en 1924, il prend en charge la rédaction de la revue juive Menorah, jusqu’au début des années 1930 ; James Darmesteter, dirige la Revue de Paris, en 1894, et Raymond Schwab, en 1936, avec le poète Guy Lavaud, prend la direction d’une revue de poésie intitulée Yggdrasill.
Quels sont les thèmes qu’ils abordent en commun ? Tous quatre écrivent surtout sur l’Orient, auquel, du reste, est assimilé le « sémitisme » pendant cette période. Mais ils écrivent également, et plus ou moins, sur la culture juive ou la culture hébraïque. Ainsi, James Darmesteter, spécialiste de l’Iran ancien et du zoroastrisme n’hésite pas à faire des incursions dans le domaine hébraïque où est très présent son frère, le linguiste Arsène Darmesteter (1846-1888) ; Raymond Schwab montre son intérêt pour la Bible et compose un poème sur la figure biblique de Nemrod, se passionne pour les contes des Mille et une nuits et rédige un ouvrage de synthèse sur les savoirs orientalistes sur l’Inde, La Renaissance orientale, paru en 1950, qui continue à être salué de nos jours pour son caractère pionnier. André Spire et Gustave Kahn écrivent des articles, des contes, des nouvelles, des poèmes sur l’Orient, la misère des Juifs de l’Europe de l’Est, sur l’antisémitisme, sur le sionisme (Fhima, 1997), etc.
Mais ce qu’ils écrivent sur la Lorraine semble provenir d’un tronc commun et quasi unique. Cela passe d’abord par des figures littéraires ancrées en Lorraine et immédiatement rattachées à la Lorraine dans les imaginaires. Ainsi André Spire, Raymond Schwab écrivent sur Maurice Barrès, Gustave Kahn écrit inlassablement sur Paul Verlaine, André Spire écrit régulièrement sur James Darmesteter lui-même. Ils transformant ces figures réelles en thèmes littéraires, comme ils le font du mythe de Jeanne d’Arc quasi omniprésent dans les œuvres. Jeanne d’Arc comme incarnation d’une figure de synthèse, ouvre la possibilité du lien entre le territoire régional et le territoire national, c’est pourquoi les écrivains juifs creusent ce sillon pour sceller leur attachement à la nation. Dès lors, inévitablement, se joue un double rapport à la Lorraine : ces écrivains ne sont jamais pris dans la mouvance littéraire régionaliste, ce sont des écrivains résolument français. La dimension nationale éclaire la question régionale laquelle nourrit la dimension nationale, sans oublier la dimension d’un « tiers » régional, qu’est l’Alsace et qui vient renforcer l’interdépendance de ces dimensions. Il y a comme un accomplissement littéraire national dans la capitale dans lequel le national devient comme la condition de l’universalisme. En conséquence, la Lorraine occupe la place politique d’une origine que les écrivains patrimonialisent afin de se territorialiser à Paris.
La perte des lieux
Car le rapport des écrivains juifs à la Lorraine est d’emblée à inscrire dans une profonde identification de ces écrivains à la France et dans ce qu’ils considèrent comme son « destin » historique. En effet, autour de 1900, le contexte général d’incertitudes et d’inquiétudes est tel que les sensibilités de ces écrivains s’en trouvent exacerbées et, ainsi, leur fournit la matière et l’environnement de leur écriture : la géographie frontalière redéployée depuis la guerre franco-prussienne de 1870, l’installation de la IIIe République et les crises parlementaires, les crises économiques et les scandales financiers qui se succèdent, les crises politiques, l’antisémitisme se faisant de plus en plus menaçant et culminant avec l’affaire Dreyfus, la montée des nationalismes et de l’antisémitisme européen, l’émergence d’un nationalisme juif nommé sionisme, les bouleversements sociaux et la sensibilité accrue aux injustices sociales et l’adhésion aux thèses socialistes, la Première Guerre mondiale et enfin, sans que la liste soit exhaustive, la laïcisation progressive de la société, ne sont pas sans modifier les « cadres de l’expérience » (Goffman, 1974) ni sans provoquer des ruptures de cadres ou des voies d’engagements qui influent sur le rapport national/régional.
Dans cet environnement, les régions de la Lorraine et de l’Alsace ne forment pas que des « petites patries » au milieu des autres, elles sont aussi des « provinces perdues », pour une grande part. En être originaire induit donc une spécificité nationale qui peut soulever des enjeux patriotiques différents. De fait, parce qu’ils sont minoritaires et qu’à ce titre leur inclusion dans la nation est sans cesse mise à l’épreuve, le rapport des Juifs à la citoyenneté, à la culture française et au sentiment patriotique prime. Dans ce cadre patriotique, la problématique de la frontière n’est pas à éluder, il s’y mêle alors le rapport à l’Allemagne. Ce rapport renvoie, à son tour, à la question de la littérature (et notamment à la langue d’écriture), à la place des frontières même de la littérature. Or la littérature constitue un enjeu de revendications cosmopolites, même si ce n’est que pour des raisons symboliques que les auteurs, à un moment ou à un autre, magnifient, par exemple, le wagnérisme, pour manifester leur distance avec la « littérature respectable des académiciens » (Wilfert-Portal, 2002 : 43). Le patriotisme des écrivains juifs, dans ce cadre d’internationalisme culturel, n’est donc pas à confondre avec un nationalisme étroit.
Les formes littéraires de réactivation mémorielle que prennent certains de leurs textes sont certes celles d’une mémoire rattachée à l’enfance et à l’adolescence, et donc se modulent sur un mode nostalgique, mais ces formes sont également liées à l’idée d’une « perte de territoire », d’une « perte de lieu ». Pour autant, peut-on parler d’une littérature de « l’exil » ? Rien n’est moins sûr. L’exil signifiant ce retour impossible qu’évoquent certains écrivains (Goldschmidt, 2016 : 104), cette façon de considérer le lointain n’a pu être le fait de tous les écrivains car tous n’ont pas « émigré ». En effet, toute la Lorraine n’est pas une « province perdue ». Metz est certes annexée par l’Allemagne mais Nancy ne l’est pas. L’écriture des écrivains, leur vie même se trouvent sous l’emprise de cette différence. Car dans un cas ou un autre, quitter la Lorraine pour faire une carrière littéraire à Paris n’a pas le même sens. Ainsi, Gustave Kahn quitte Metz avec ses parents lors de l’annexion. Pour lui comme pour nombre de messins il s’agit bien d’un exil, le non retour s’inscrit dans l’inconnu du devenir territorial. André Spire, James Darmesteter, Raymond Schwab quittent la Lorraine pour des raisons économiques ou d’études. Il s’agit ici de migration, de déplacement temporaire. Ils peuvent toujours revenir. S’il existe, le tragique du départ s’avère dès lors différent.
Aussi, le seul écrivain à véritablement expérimenter ce sentiment de tragique fut peut-être Gustave Kahn : avant l’éclatement de la Première Guerre mondiale il était évidemment difficile d’envisager que Metz ferait partie des territoires « retrouvés ». Toutefois cette problématique de « l’exil » pour des écrivains qui ont pu intérioriser l’idée d’être des exilés possibles, comme pris dans une transmission mémorielle inscrite corporellement par une histoire faite d’exclusions, de bannissements de masse, de fuites et dont témoignent les martyrologes, les « livres du souvenir », depuis les premières Croisades (Yerushalmi, 1982 : 61-62), n’est qu’une porte d’entrée dans le rapport des écrivains juifs lorrains, mais non la plus prégnante.
La modernité des lieux lorrains
Mais afin de mieux comprendre la profondeur des traces mémorielles que l’on veut établir, il faut aussi saisir ce que les lieux lorrains signifient dans la mémoire des écrivains juifs. Car ils attestent aussi d’une présence juive spécifique et d’une pleine exigence de modernité qui organise le maillage avec les mouvements de l’histoire de France à l’échelle nationale, précisément. Esquissons à cet effet un bref parcours. Les lieux concernés, là encore, sont essentiellement Nancy et Metz mais plus particulièrement Metz qui a été le pôle le plus important pour l’histoire des Juifs de cette région. Sans vouloir brosser le tableau de l’histoire de la présence juive dans ces deux villes, on soulignera qu’elle est particulièrement ancienne à Metz, attestée dès l’antiquité romaine et plus sûrement au moyen âge, au IXe siècle et d’un enracinement moins profond à Nancy. Notre objectif est de montrer ce qui peut avoir fourni, historiquement, un ancrage mémoriel tel qu’il imprègne les Juifs lorrains, mais plus encore, façonne leur « être-juif-au monde », pour paraphraser Zigmunt Bauman (2010 : 31). Metz exerce ainsi une attraction importante du point de vue de la culture religieuse du judaïsme. En 1859, l’École rabbinique de Metz s’installe à Paris où elle prend le nom de Séminaire israélite. Remplaçant l’École talmudique de Metz très réputée qui formait les rabbins dans l’Ancien Régime, cette école avait été mise en place dès 1829 et délivrait désormais des diplômes. Elle relevait de la décision de Napoléon 1er, à partir de 1807, d’organiser le judaïsme en une religion sur le modèle hiérarchisé du protestantisme et du catholicisme et donc d’organiser le judaïsme en le dotant de consistoires locaux dirigés par un consistoire central à Paris.
Le deuxième des jalons qui importent dans cette modernité concerne l’accès des Juifs, pour la première fois de leur histoire en diaspora, à l’intégration politique. C’est un messin, un abbé connu sous le nom de l’abbé Grégoire qui est l’un des instigateurs de cette émancipation en France. Or c’est également à Metz que s’ouvre cette brèche. En effet, en 1787, à la question mise au concours cette année-là par la Société royale des sciences et des arts de Metz, « Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux en France », l’abbé Grégoire répond par son Essai sur la régénération physique, politique et morale des Juifs, point de départ de la rédaction de ce que l’on a appelé ensuite l’acte d’émancipation des Juifs de France. Son texte est bientôt suivi d’une Motion en faveur des Juifs présentée à l’Assemblée Constituante en 1789 puis votée en 1791. Cet acte d’émancipation, l’abbé Grégoire entendait le penser comme un mouvement de « régénération » des Juifs (Hermon-Belot, 2006) et notamment ceux d’Alsace et de Lorraine, considérés comme une population misérable. Les Juifs acquièrent donc la citoyenneté française et deviennent des égaux en droit et libres d’exercer toute profession en acceptant toutefois de renoncer à se considérer comme une « nation juive ».
La centralisation de l’État se double donc d’une centralisation de l’organisation cultuelle, et religieuse, telle qu’elle entraîne aussi une redéfinition du rapport des Juifs à la nation. Il est très intéressant de noter la postérité de l’apport de l’abbé Grégoire dans la société juive française. Jusqu’à la célébration du centenaire de sa mort, en 1931, les Juifs semblent faire peu de cas des préjugés dépréciatifs, d’ailleurs subsumés dans la notion de « régénération », de l’abbé à leur encontre. Ce qui importe c’est l’idée d’hériter d’une histoire qui se mêle au territoire et fonde l’origine de chacun. Les sentiments de fierté qui s’en infèrent sont visibles dans les œuvres de ces écrivains, même s’ils ne rendent que peu compte de l’histoire factuelle, la liberté donnée dans les faits affleure dans l’expression elle-même.
Une chaîne d’affiliations textuelles
En fait, les écrivains juifs écrivent sur des figures lorraines qui ont un poids à la fois national et juif, parce qu’elles leur permettent d’opérer une synthèse identificatoire à la France d’abord, à la Lorraine ensuite, et, subrepticement, à la judéité lorraine. Aussi, ils élaborent une forme « d’affiliation textuelle », outrepassant la simple intertextualité. En effet, le rapport vertical de l’intertextualité se double d’une circulation qui est un rapport horizontal de « transmission » d’attachements affectifs à la Lorraine, mais sous une forme tacite, en filigrane. Car la circulation signifie, d’une part, des relations entre les écrivains (soit d’amitié, soit professionnelles), en « face-à-face » (Strauss, 1959 : 58) telle qu’elles s’irriguent d’un fond culturel et d’imaginaires communs et, d’autre part, la lecture des écrivains des œuvres des uns et des autres, pour en écrire encore d’autres. Autrement dit, les savoirs, les imaginaires et les sentiments circulent, les systèmes de références également. En fait, on veut retrouver la trace littéraire d’une forme d’affiliation collective d’écriture juive lorraine. Cela s’exprime sous forme de « thématisations littéraires » de figures particulières, emblématisées. On en établit quatre sortes, trois qui sont des figures d’écrivains et une qui est une figure symbolique, mythologique. Parmi les écrivains, on distingue tout d’abord la figure « nationaliste » dont la fonction est peut-être d’apprivoiser celui qui stigmatise les Juifs dans sa propre écriture ; puis la figure « juive lorraine » dont la fonction est d’organiser une fidélité à une origine régionale commune et de manifester la circulation d’un cadre d’expérience de l’entre-soi auquel le syntagme « juive lorraine » ici donne son sens ; enfin, la figure « patrimoniale » dont la fonction est de prolonger l’inscription mémorielle lorraine. Pour finir, la figure symbolique mythologique, évidemment féminine : Jeanne d’Arc, est une sorte de tableau, fonctionnant pour les écrivains juifs sur un mode similaire à celui de l’allégorie de la « Liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix, tableau chargé de la référence républicaine patriotique, révolutionnaire et de libération. L’affiliation textuelle ici est de l’ordre du passage de la transposition des images avec un sens identique, celui de l’émancipation.
Sur la figure « nationaliste » de Maurice Barrès, l’hommage rendu, quoique teinté d’ambivalence est quasi unanime et sa caractéristique lorraine soulignée. Trois des écrivains[4] insistent sur l’influence de ses ouvrages, sur l’emprise littéraire qu’il exerce. Gustave Kahn a été lié à Maurice Barrès, a correspondu avec lui et lui a consacré quelques comptes rendus dans des revues ; André Spire écrit sur Maurice Barrès en particulier dans un ouvrage dédié à Quelques Juifs et demi-Juifs (1928) où Barrès est le seul écrivain non-juif à occuper un chapitre[5]. Raymond Schwab consacre également des pages admiratives au « génie » de Barrès dans son livre sur Nancy (1926). Autrement dit, l’antisémitisme violent et évident de cet auteur « nationaliste » ne représente pas un obstacle majeur ; Spire lui fait un sort, tandis que Schwab le passe sous silence. Il est vrai que les auteurs écrivent sur Barrès après l’affaire Dreyfus dont l’issue les a rassurés sur leur place de citoyens.
La « thématisation littéraire » de la figure « juive lorraine » se porte sur James Darmesteter lui-même qui en devient l’objet. James Darmesteter incarne, en fait, l’expression la plus aboutie de ce qu’on a identifié comme une « chaîne d’affiliations textuelles ». André Spire rédige un long essai sur lui en 1913 dans Quelques Juifs. L’étude est reprise dans une nouvelle parution en 1919, puis en 1928 lorsque le livre s’augmente d’un autre volume et s’intitule Quelques Juifs et demi-Juifs. Aux yeux de Spire, le Lorrain James Darmesteter représente le modèle idéal d’une fusion judéo-française (Fhima, 2012). Ce n’est pas ce que retient Gustave Kahn, en 1892 dans la revue socialiste belge, la Société nouvelle à propos des Prophètes d’Israël de Darmesteter (1894) dont la thèse prophétique sur le bien de l’humanité et de la science ne le convainc pas. Toutefois importe la place qu’il lui accorde à un moment où Kahn n’écrivait pas aussi explicitement sur des œuvres à « thème juif ».
Paul Verlaine est la figure « patrimoniale » par excellence. Ce n’est pas une coïncidence si c’est Gustave Kahn qui s’y attache et s’attèle à structurer la mémoire de l’écrivain messin. Concerné au premier chef, en tant que poète, il se place au plus près d’une identification « naturelle ». Il exprime par ses hommages répétés une filiation et une fidélité inscrites dans la durée. D’ailleurs, on peut affirmer que Kahn créé véritablement la trace mémorielle de Verlaine et l’entretient comme on entretient la flamme patriotique. L’affiliation textuelle qu’il instaure s’exerce moins à travers une dette contractée envers la poésie de Verlaine elle-même prise comme modèle d’écriture par Gustave Kahn, que par le fait que la célébration du « génie poétique » de Verlaine est élaborée comme un patrimoine « contrôlé » par le seul poète à même de l’encenser de l’intérieur : Gustave Kahn s’est offert en représentant et héritier quasi exclusif de ce passage de témoin d’une poésie française symboliste.
Les traces messines de Gustave Kahn
Caractérisé comme un « poète messin » par un chroniqueur de la revue Le Pays Lorrain en 1921, revue à laquelle collaborait parfois Raymond Schwab, Gustave Kahn n’écrit que rarement sur la Lorraine et moins encore sur Metz. Ou plus exactement deux périodes sont à considérer : avant 1900 et après la Grande Guerre. On mesure combien cette polarité temporelle des traces mémorielles, du point de vue du sens du passage de la « perte de lieu » au « lieu retrouvé », s’avère intéressante à considérer. En 1897, Le Livre d’images est ainsi un ouvrage singulier. Y prennent place des poèmes développant des Images mosellanes, où le poète entend donner des chansons, ainsi le « Violonneux de Lorraine » :
« Voici des bouquets pour la fiancée
Et les violons jouent l’antique contre-danse.
On s’en va danser sous les peupliers
Près de la rivière, où les tiges s’élancent
Des herbes vertes comme paroles d’espérance » (Kahn, 1897 : 148)
Cette œuvre doit cependant être replacée dans un contexte plurivoque : les « Mosellanes », comme l’indique le titre du recueil, appartiennent à un ensemble plus vaste d’images : aux « Images d’Île de France » succèdent des « Images du Rhin », des « Images de landes », des « Images de Provence » et enfin des « Images d’Orient ». En somme, toutes les identités du poète se sont ici rassemblées (Fhima, 2013). S’auto-étiquetant comme un poète français, Kahn marque sa place dans les avant-gardes. Il figure comme un des représentants du mouvement dit « symboliste ». Ce mouvement s’harmonise à la mode wagnérienne pour donner son ampleur au symbole, sorte de mixage entre la réalité et le rêve. En ce sens, Kahn est donc à prendre au mot : pour lui, la Moselle, ce sont d’abord des images. À l’évidence, les traces sont, à cette période, ténues. En fait, les traces d’images lorraines sont à rechercher moins dans son écriture que dans sa fidélité à la poésie.
Dans ces interstices, entre images et gestuelles littéraires de Gustave Kahn, Paul Verlaine vient occuper une place emblématique. La structuration de la mémoire de Verlaine par Gustave Kahn se forge progressivement. Il avait noué des liens d’amitié avec le poète à la fin de sa vie, en 1886. Kahn prononce un premier discours aux obsèques de Verlaine en 1895. Puis, Kahn devient le président de la Société des Amis de Paul Verlaine qui se constitue et se réunit une fois par an donnant lieu à maints discours. Après la Grande Guerre, on constate une accélération de célébrations. Sans doute à la faveur de la fin de l’exil ? La terre « retrouvée » semble en tout cas l’occasion d’amplifier le phénomène d’approfondissement mémoriel. Gustave Kahn ne cesse d’œuvrer pour la mémoire de Verlaine, contribuant à la mise en œuvre du buste de Paul Verlaine à Metz, dans sa ville natale. L’inauguration du buste du poète en est l’aboutissement en 1925. Gustave Kahn prononce à cette occasion un discours qui, de manière remarquable, contient d’emblée un rappel sur la commune origine messine des deux poètes. Kahn se met au diapason de la mémoire de Verlaine qu’il rappelle à tous, soulignant le caractère « éternel » de sa poésie. Ce discours révèle la mise en place d’une véritable patrimonialisation littéraire : « Au nom de tous les fervents de la poésie (et j’ai l’honneur de saluer ici le nom d’un grand messin François de Curel) qui ont voulu apporter leur obole à cette personnification de Verlaine dans sa patrie et donner ainsi une marque de sympathie au grand poëte [sic] et à sa ville natale, je remets à la Ville de Metz, aux élus de notre ville natale à Verlaine et à moi-même, le buste monumental auquel Metz donne place parmi ses arbres admirables et qu’elle dressera sur un socle de pierre lorraine » (Kahn, 1925a : 1)[6].
Le jour même de la prononciation de ce discours d’inauguration à Metz, soit le 27 juin 1925, en une simultanéité « médiatique » saisissante, Kahn livre, au Figaro, à Paris, un article intitulé « Metz et Verlaine ». Cette fois, l’accent est véritablement mis sur Metz. On lit des descriptions élégantes de l’Esplanade, des arbres, un récit imaginaire des jeux de Verlaine, enfant. Mais plus que tout la description se porte vers l’histoire passée de la ville, en référence à Gérard de Nerval : « C’était un grand glacis arborescent de la citadelle. Ses allées de marronniers aboutissaient à une vaste plateforme, brusquement arrêtée par un petit mur surplombant un terrain accidenté de poternes recouvertes d’herbes, zone sans arbres. » (Kahn, 1925b : 1) La comparaison entre Metz et Paris à laquelle procède Kahn, non sous l’angle de descriptions paysagères mais sous celui d’une caractéristique historico-sociale, est particulièrement intéressante. Selon lui, à Metz comme à Paris, personne n’y serait de « vieille souche », ce sont deux villes « d’amalgame », dit-il. Cette idée, il ne se lasse pas de la répéter d’un discours à l’autre. Sans doute a-t-elle une signification pacificatrice après la Grande Guerre : penser les mondes divers, penser les langues, penser les circulations de personnes. L’écrivain doublement minoritaire à Paris, en tant que juif messin, paraît témoigner d’une expérience de la confrontation d’altérités. Ainsi, cette idée répétée donne à Kahn comme une assise justifiant son double attachement.
Dans cet article, Kahn évoque également ses propres souvenirs d’enfance. Puis il conclut en revenant à la figure de Verlaine : « À mesure qu’il vieillissait, l’emprise de Metz se réveillait dans son esprit. » En 1925, Kahn est âgé de 66 ans, Verlaine est mort ayant à peine dépassé la cinquantaine. Il n’est pas très difficile de comprendre que Kahn en passe par une identification empathique à Verlaine. Sa propre expérience en est la résonance, lorsqu’il s’exprime de manière inédite en un vocabulaire d’attachement régional : « son lyrisme se réchauffe aux souvenirs d’enfance, ineffaçables, aux souvenirs de la petite patrie, inoubliables ». Au final, l’inscription de Kahn par rapport à la Lorraine est bien une construction symbolique. Il demeure dans le patrimoine, dans la valorisation de la poésie moderne la plus française qui soit. Ainsi Gustave Kahn est travaillé doublement par la mémoire : celle de Verlaine et celle de Metz. Deux mémoires qu’il rend consubstantielles, comme pour en dégager un patrimoine qui puisse lui assurer sa propre postérité.
Nancy, l’ambivalence des traces
Les éditions Émile Paul Frères se sont dotées d’une collection d’ouvrages intitulée « Portrait de la France » dont chacun rendait compte d’une ville française. Le Nancy de Raymond Schwab fut le 7e de cette collection. Dès la première page, il affirme que Nancy, l’image de Nancy, doit se relier à la mémoire :
« Lien très fort, une communauté de tristesse. Celle que j’ai avec Nancy ressemble à ces mauvais ménages que d’irritables affinités rendent indissolubles. Si je ne tolère pas longtemps mon passé que me renvoient tous les pavés de cette ville, j’en promène partout des fantômes qui sont, dans les assises de ma mémoire, mes formateurs les plus tenaces » (Schwab, 1926 : 8).
Or il ne cesse de développer l’idée que si le retour est parfois possible, le souvenir n’est pas si heureux. La nostalgie n’a rien de doux. Se développe une pesanteur qui obscurcit l’avenir et empêche à l’être de s’épanouir. Sauf s’il s’en échappe. Raymond Schwab démontre le besoin de l’ailleurs et de l’altérité pour créer, pour écrire, pour transformer. « Plus que toute autre, celle ville-ci a une force d’établissement. On n’y respire des vertus que sédentaires : labeur, prudence, tradition, avec une fureur de critique où perce comme un désespoir de ne saisir d’abord tout alliage que par l’endroit de la paille » (ibid. : 10). Il écrit plus loin : « Puisqu’ici chacun de mes pas est enlisé dans mes propres traces, puisque je n’ignore point quels morts m’y attendent » (ibid. : 22) Ce sont bien de traces mémorielles qu’il s’agit, mais ces traces sont celles de la mort. Pour Schwab, il faut se faire autre, ailleurs, tout en reconnaissant en soi ce qui demeure de l’origine. Il évoque ensuite des figures, faisant se succéder celles de Jeanne d’Arc (à plusieurs reprises), celles des frères James et Arsène Darmesteter ; l’abbé Grégoire n’est pas absent de la liste, sans que son rôle dans l’émancipation des Juifs soit pour autant évoqué. Puis, Raymond Schwab consacre plusieurs pages à Maurice Barrès. C’est pour lui l’occasion d’affirmer que Nancy n’est pas une ville d’artistes, que les artistes aspirant à suivre leur vocation doivent partir, et même quitter la Lorraine : « L’aventure des artistes lorrains, écrit-il, suit l’un ou l’autre versant d’une même pente : ce n’est point hasard que le plus impatient d’entre eux [Barrès] mette en honneur le mot : déraciné, ils devaient choisir entre province et vocation. Si le tempérament ethnique domine, l’ombre du clocher les arrête au rang d’enjoliveurs en quelque matière que ce soit » (ibid. : 84).
André Spire consacre à Maurice Barrès, dans son essai Quelques Juifs et demi-juifs, publié chez Grasset en deux volumes, en 1928, quelques commentaires éparpillés et un chapitre entier. Ainsi, deux Barrès se dégagent : un « premier » Barrès d’avant la Grande Guerre dont Spire rappelle l’antisémitisme et un « deuxième Barrès », qui ne figure plus que comme le grand écrivain en une sorte d’hommage, à sa mort en 1923. La pacification semble en passer par cette opération de distorsion du message barrésien selon lequel les Juifs composaient un élément étranger à la nation française. André Spire proposait, en regard, par cet essai, de s’affirmer Juif français. À la faveur du fait que Maurice Barrès avait lui-même atténué son discours pendant la Première Guerre mondiale en concédant aux Juifs la reconnaissance de leur appartenance aux Diverses familles spirituelles de la France (1917), la blessure du rejet antisémite s’adoucit. La revendication d’appartenance à la nation, par des écrivains juifs comme Raymond Schwab et André Spire leur permet de se confronter au « grand » écrivain et de faire la démonstration écrite de leur égale position de dépositaires d’une francité authentique, d’autant plus authentique qu’elle est lorraine et plus encore nancéienne, comme celle de Maurice Barrès. Si le déracinement est envisageable, ils le partagent donc au nom de leur même condition d’artistes français.
Reste la question de la judéité. Selon André Spire, en cultivant son « moi » lorrain et français, Maurice Barrès aurait obligé les Juifs à se pencher sur leur identité originelle : « À nous, Juifs, sa leçon de « culture du Moi », il la donna de manière un peu rude » (Spire, 1928, t.1 : VII), écrit-il en une formule euphémisée. Toutefois, s’il paraît peu probable que Spire ait conçu une dette si grande envers Maurice Barrès afin de valoriser une identité juive latente, comme il l’affirme, il faut bien constater une écriture de valorisation de la judéité en tant qu’elle est aussi lorraine. La thématisation littéraire s’oriente alors vers la « figure juive » à portraiturer. C’est ainsi qu’il s’attache à cet autre Lorrain, James Darmesteter. Spire en passe alors par l’expression d’une reconnaissance envers l’esprit des Lumières, rappelle le rôle de la Révolution française pour les Juifs et celui de l’abbé Grégoire. Il s’emploie à démontrer que le patriotisme de Darmesteter trouvait à s’ancrer surtout dans les prophètes bibliques mais également dans la figure de Jeanne d’Arc. Pas plus que l’antisémitisme de Barrès ne gêne les écrivains juifs outre mesure, le catholicisme fervent de Jeanne d’Arc ou le catholicisme de Verlaine ne dérangent James Darmesteter ou Gustave Kahn dans leurs admirations réciproques même s’ils se tiennent à distance de cette religiosité qui leur est étrangère.
Jeanne d’Arc représente une figure symbolique investie d’un ensemble de valeurs identificatoires. Le patriotisme lorrain et donc national et républicain qu’elle incarne, il faut l’examiner non dans la réinterprétation de Spire des propos de James Darmesteter, mais directement dans les textes de celui-ci. Pour James Darmesteter, Jeanne d’Arc est le sauveur et elle est liée à la Révolution française qui représente également le salut par le triomphe de la raison puis de la science. Il valorise donc Jeanne d’Arc dans deux ouvrages : dans des Lectures patriotiques sur l’histoire de France (1881) et dans de Nouvelles études anglaises (1896), ouvrage posthume publié par Mary Darmesteter. Dans les Lectures patriotiques, ouvrage à destination des enfants des écoles primaires, il est tout à fait significatif qu’il sépare en deux parties l’histoire de France, la césure s’organisant autour de Jeanne d’Arc. La deuxième partie s’intitule en effet : « Depuis Jeanne d’Arc jusqu’à la Révolution », selon un découpage de l’histoire peu fréquent. La sainteté de Jeanne d’Arc telle que la dépeint Darmesteter tout au long de ces chapitres, représente une conception nationale, bien qu’il retrace son enfance en Lorraine : « elle entend la voix de la France » (Darmesteter, 1881 : 70). N’oublions pas que James Darmesteter signe d’un pseudonyme cet ouvrage : J.-D. Lefrançais.
Il procède quelque peu différemment dans les Nouvelles études anglaises. De manière tout à fait originale, Darmesteter analyse dans un long chapitre la représentation de Jeanne d’Arc dans les chroniques historiques anglaises et chez les historiens anglais, et même dans des œuvres picturales. C’est à la fois un essai d’érudition et en même temps l’affermissement d’une passion ou fascination pour une figure mythifiée qui constitue un élément patrimonial et un ferment patriotique. Ainsi, James Darmesteter (1896 : 68) façonne constamment le lien entre le local et le national, mais surtout construit une écriture prise entre projet historiographique et dramaturgie lyrique : « Pour nous, son histoire même est la poésie suprême et toute imagination poétique serait au-dessous. Qu’elle soit donc l’héroïne de l’histoire, non seulement du passé, mais de l’avenir : la France doit se faire à son image. […] à cette heure où la conscience nationale se refait par l’éducation civique, cette vie doit être l’école et la méditation de tout Français et de toute Française ». Et plus loin, il appuie : « Jeanne d’Arc n’appartient pas à la France ancienne, elle appartient à la France éternelle » (ibid. : 69). Le raccord à la Révolution française suit aussitôt :
« Dans nos dix-huit siècles d’histoire, il n’y a que deux dates : 1429 et 1789, Jeanne d’Arc et la Révolution. Tout l’enseignement civique du siècle doit tenir dans ces deux dates, dans ces deux mots ; par là s’accomplira l’avenir de la France : l’esprit de la Révolution avec l’âme de Jeanne d’Arc. Là aussi l’art trouvera ce qu’il cherche en vain depuis des années, sa République française. […] La République de l’art, c’est la bonne Lorraine, c’est la Française idéale qui en donne le symbole au Phidias attendu » (ibid. 69-70).
Le lien étroit que James Darmesteter établit entre Jeanne d’Arc et la Révolution française et l’accent passionné pour l’exprimer, peuvent rappeler les conceptions de l’historien romantique, Jules Michelet, selon lesquelles Jeanne d’Arc constitue un « relai d’identités » (Barthes, 1954 : 35). Toutefois, ce n’est pas en termes d’influence qu’on peut comprendre cet écho. Si l’on pense que Darmesteter s’accorde à cette conception, il s’avère plus heuristique de rechercher la signification que revêt, pour lui, ce lien Jeanne d’Arc/Révolution française. De fait, c’est en tant que savant juif français qui ambitionne d’être le héraut de la culture française à laquelle il voue un véritable culte, d’être un porteur de message de conscience citoyenne à destination des générations futures, qu’il opère une double identification historique de fondation qui s’ancre dans le territoire et dans l’universalité du message : d’un côté, l’identification à Jeanne d’Arc du fait de sa portée sacrificielle qui en fait un être christique à valeur universelle, son origine lorraine venant renforcer la fidélité de Darmesteter ; de l’autre, l’identification à l’événement Révolution, émancipateur des Juifs, détenteur d’un message plus universel encore parce qu’il marque l’avènement de la République, et donc empreint de sacralité. La portée de l’appariement symbolique des deux faits est d’incarner une expérience spécifique nationale.
Dans un autre registre, Raymond Schwab aussi a écrit sa Jeanne d’Arc. Il semble répondre à l’invitation historique de James Darmesteter en composant un roman intitulé Mengeatte (Schwab, 1914) dont l’héroïne, lorraine elle aussi, présente des similitudes avec Jeanne d’Arc, en ce qu’image de vertu et de dévotion chrétiennes, elle s’attache à vouloir délivrer la Lorraine d’envahisseurs suédois au XVIIe siècle. Par coïncidence, le roman est publié juste en 1914. Traces mémorielles de la Lorraine encore chez André Spire, précisément pendant la Grande Guerre lorsqu’il retourne à Nancy pour s’occuper de l’usine familiale de fabrication de chaussures. Le patriotisme français se noue avec le besoin de défendre la terre de la « petite patrie ». André Spire rédige de nombreux poèmes publiés après la guerre dont la caractéristique majeure réside dans le fait que le poète signale à la fin de chacun d’eux, qu’ils ont été composés à Nancy pendant la guerre. Nancy figure là comme trace de lieu d’écriture inhabituel. On extraie le poème « Moi, Moi » qui révèle un patriotisme anti-allemand accentué, avec des références à la pensée de la « race » souvent mobilisée par les contemporains à cette période :
« Nous vous aurions donné, même notre chemise,
Si nous avions pu empêcher nos côtes et nos gorges de rire
Lorsque, sous les plis chauves de vos nuques pâteuses,
Vos bouches opposaient à notre bâtardise,
Le sang pur et la blonde dolichocéphalie de vos grands-pères.C’est alors que vous vous êtes jetés sur nous !
Nous aimions, nous pardonnions encore,
On les pousse, on les force, pensions-nous ;
[…]Et puis, qu’est-ce que de pauvres murailles croulantes,
Quelques tristes hameaux à demi désertés,
Et, quelques misérables existences d’esclaves
Qui se font massacrer pour un lopin de terre,
Et n’ont pas su mourir pour séparer des frères égarés !Mais vos hordes avançaient, toujours obéissantes,
Écrasant, en chantant, nos églises, nos livres,
Incendiant nos musées […]
Nancy, janvier 1916-mai 1917 » (Spire, 1917)
Or dans ce poème la Lorraine n’apparaît pas. Seule la présence, en creux, de « terres perdues » et peut-être de l’Alsace en particulier, se perçoit ; la France semble importer davantage. En revanche, si ce n’est dans le thème d’inspiration du texte, la Lorraine est présente dans la localisation et la datation du poème créé, apposées après le point final. Écrire à partir de Nancy se marque, comme se marque le fait qu’on écrit à coté de l’expérience du front et des combats de Verdun tout proches. En 1919, André Spire publie Le Secret, recueil de poèmes dont certains sont empreints de l’atmosphère de la guerre, qui perdure : la plupart des poèmes sont datés et localisés à Nancy, en pleine guerre. Si la ville ne s’y trouve pas représentée, elle en est bien le marqueur ultime. Au reste, dans ses Souvenirs à bâtons rompus, André Spire nous apprend dans une note infrapaginale qu’un poème de ce recueil, « Retour », est inspiré par un incident au sein de la société nancéienne de sa jeunesse qu’il critique (Spire, 1962 : 68). Si l’on n’avait pas disposé de cette information minimale, l’inscription territoriale et le sujet du poème, si ténus, seraient restés hermétiques à la lecture, d’autant que le lieu de rédaction « Somewhere », est plein d’une ironie énigmatique :
« Parce que, vers ce pays béat, une guerre me ramène
Comme un gibier chassé revient à son lancé
[…]Ils croient que je suis de leur monde […]
Somewhere, février 1915 » (Spire, 1919 : 172-173)
Assez étrangement, on trouve des poèmes guerriers chez ce poète issu d’une ville restée française, tandis qu’il n’y a rien de tel chez Gustave Kahn dont on a vu qu’il valorise la diversité des origines de Metz pourtant annexée. La guerre vécue n’est pas sans avoir d’importance dans ce rapport à la défense patriotique farouche. En 1925, lorsque Kahn loue le caractère « d’amalgame » de Metz grâce à la fixation éternelle de la postérité de Verlaine, la menace que faisait peser la Grande Guerre sur l’identité française s’éloignait, remplacée par l’assurance d’une continuité territoriale établie.
Conclusion
Marc Bloch qui a enseigné à la faculté de Strasbourg dans l’immédiat après-guerre, en 1919, proposait, en 1940, une lecture sur la Nation en mobilisant les émotions autour de deux pôles historiques : « le sacre de Reims » et « la fête de la Fédération » (Bloch, 1946 : 198). Strasbourg symbolisait ainsi comme un lieu de réparation nationale, et à travers elle s’exprimait l’Alsace, province historiquement « sœur » de la Lorraine. Comment ne pas songer à Marc Bloch en évoquant le cas de James Darmesteter qui associait si naturellement Jeanne d’Arc et la Révolution française. Ce rapprochement permettrait ainsi de penser que le lieu d’origine n’influe peut-être pas autant que l’imprégnation culturelle et les valeurs françaises incorporées qui, dans le cas des Juifs français, ont plus à voir avec leur émancipation qu’avec l’imaginaire d’un enracinement uniquement local. Après tout, Marc Bloch était né à Lyon, de parents alsaciens. Or si on a montré que le rapport des écrivains juifs à la Lorraine, autour des années 1900, était nourri de traces mémorielles reliées à leur territorialisation nationale, on incline à penser de façon connexe, que la part nationale est si importante qu’elle subsume le rapport à la Lorraine, mais également le rapport à l’Alsace.
Ajouter ce tiers propice au rayonnement et à la relation Lorraine/France parce qu’il agit comme un miroir, éclaire et complète le chemin d’incorporation des Juifs dans une modernité républicaine et française. Parce que le syntagme Alsace-Lorraine est à cette époque pensé globalement et que, peu ou prou, les écrivains se situent en fonction de cette histoire liée à la thématique des « provinces perdues » qui draine une partie des imaginaires et participe d’un type d’écrits spécifiques (les écrits de guerre, par exemple), notamment après la guerre de 1870, l’association de l’Alsace à la structuration de l’imaginaire « mémoriel » lorrain que l’on a voulu retracer n’a rien d’artificiel. D’autant que les écrivains dont on a ici évoqué l’écriture ont des liens familiaux en Alsace et que l’Alsace fait également partie de leur patrimoine national d’écriture puisque d’autres écrivains juifs d’origine alsacienne leur renvoient le miroir de leurs problématiques et puisent aux mêmes thématisations littéraires afin de démontrer leur attachement à la France.
Il serait donc fructueux d’étendre la configuration d’écrivains à Edmond Fleg (1874-1963) né à Genève, dont la mère était alsacienne et qui s’est attaché lui aussi à écrire sur la figure de Jeanne d’Arc ; à Jean-Richard Bloch (1884-1947) dont le roman Et Compagnie (1918) relate l’épopée d’industriels drapiers juifs d’Alsace qui ont opté pour la France en 1871 pour s’installer dans l’Ouest français ; au beau-frère de ce dernier, André Maurois (1885-1967), né Émile Herzog, qui travestit dans son roman Bernard Quesnay (1926) cette même histoire d’Et Compagnie vécue par ses parents ; et Maurois de consacrer aussi un de ses premiers articles à l’éloge de Maurice Barrès en commençant par un déclamatoire « Barrès, ennemi de ma race, je t’aime », puis saluant sa « grêle malice de la Lorraine » et son objectif d’« enraciner les déracinés », il démontrait ainsi son emprise littéraire (Maurois, 1910). Dresser cette liste d’interconnexions, qui n’est pas exhaustive, vise à esquisser un cadre des expériences d’écriture des écrivains juifs français en soulignant la fécondité de penser avec les écarts, avec la circulation des inter-thèmes et l’historicisation de ces expériences d’écriture en fonction des échelles d’analyse. Les catégories de territoires régional/national et les idées comme le proche et le lointain nous aident à réfléchir sur l’écriture et la littérature, sur le fait d’écrire ailleurs sur l’ici et le là-bas, sur les images qu’ainsi les écrivains se forgent d’eux-mêmes écrivant.
Références
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[1] Le contexte français de la littérature et de la position sociale et politique des Juifs s’avérant différent de celui d’autres ensembles nationaux, certaines des propositions conceptuelles fécondes, déclinées à partir de l’idée de « territoire », de Deleuze et Guattari analysant l’œuvre de Franz Kafka, sont ici utilisées différemment (Deleuze, Guattari, 1975).
[2] On entend par « gestuelle littéraire » tout ce qui accompagne la production d’un texte : l’insertion dans des courants d’écriture, dans des réseaux de sociabilités, les actions dans des comités d’écrivains, les éditeurs, la réception par les critiques, la valorisation de leurs textes dans la presse par les auteurs eux-mêmes, etc.
[3] C’est d’ailleurs par le biais de la littérature anglaise qu’il rencontre la poétesse Mary Robinson dont il traduit un livre de poésies (Poésies, Paris, A. Lemerre, 1888). Il l’épouse ensuite.
[4] D’une génération antérieure, James Darmesteter en est exclu. Curieusement son épouse Mary Darmesteter noue, des années plus tard, des liens d’amitié littéraire avec Maurice Barrès : Lettres échangées, Mary Duclaux et Maurice Barrès, précédé de les Trois Mary par Daniel Halévy, Paris, Grasset, 1959.
[5] Signalons un chapitre intitulé « Silberman par Jacques de Lacretelle », où Spire indique l’origine lorraine (non juive) de l’écrivain, mais l’essai analyse le roman, non le romancier (Spire, 1928 : 63-91).
[6] Les Bibliothèques-Médiathèques de Metz – Département Patrimoines, conservent et valorisent un Fonds Gustave Kahn. Je remercie particulièrement Nicolas Jourdan de m’avoir facilité l’accès aux manuscrits de Kahn sur Paul Verlaine notamment en me fournissant, en décembre 2016, des pages numérisées de son discours du 27 juin 1925 : Manuscrits Gustave Kahn, Fonds patrimoniaux, Réserve précieuse, MS 1646 (notice consultable en ligne http://bm.metz.fr/iguana/www.main.cls?surl=reserve-precieuse).