Anne Strasser
Anne Strasser
Littératures, imaginaire, sociétés
Université de Lorraine
F-54000
anne.strasser[at]univ-lorraine.fr
Philippe Claudel : une géographie intérieure de la perte
Dans Parfums, autobiographie par les odeurs, Philippe Claudel (2002 : 199) écrit : « Je veux être enterré à Dombasle, juste en face de ma maison d’enfance, pas très loin de notre jardin. Dans le paysage du Rambêtant et celui du Sânon ». Comment dire au plus près l’attachement au lieu de naissance, au lieu de l’enfance et de la jeunesse ? Comment mieux dire que l’on y est attaché définitivement et que l’on désire y retourner ? Une grande partie des récits de Philippe Claudel se déroule en Lorraine, ou pas loin. Son imaginaire, son écriture y puisent manifestement leur source, tout comme ces lieux ont « nourri » l’homme lui-même : « Les lieux en définitive m’ont toujours nourri davantage que les hommes et que tout ce qu’ils peuvent écrire ou peindre. Ce sont les rues, les murs, les eaux tombées du ciel et celles qui serpentent à terre qui ont fait ce que je suis[1] » (Claudel, 2007 : 69). On saisit d’emblée la dimension identitaire que revêtent les lieux. Par ailleurs, les histoires qu’il raconte sont celles de deuil et de perte, la mort rôde dans le paysage pour reprendre le titre d’un de ses petits ouvrages. Philippe Claudel fait partie de ces hommes et de ces femmes, comme il l’écrit dans L’Arbre de Toraja (Claudel, 2016b : 35) qui se soucient « du temps et de la vie, des nœuds et des boucles, des visages qui glissent et s’estompent, des voix qui résonnent et des souvenirs blessés qui jamais ne parviennent à s’apaiser ni à s’évanouir ».
C’est pourquoi nous nous proposons d’étudier ce que l’on pourrait nommer une géographie du deuil et de la perte dans quelques-unes de ses œuvres : quels espaces pour dire la perte, le manque, la mort ? Quels sont les lieux propices à leur expression ? Et surtout comment la forme littéraire choisie informe-t-elle la représentation de l’espace ?
Bernard Wesphal (2000 : 35), dans La Géocritique mode d’emploi, reste prudent quant à l’incidence du genre littéraire sur la représentation de l’espace :
« La représentation d’un espace humain donnée dans un ouvrage de pure fiction diverge-t-elle radicalement de celle qui est donnée dans un récit de voyage, par exemple, ou dans un reportage ? Le degré de fictionnalité évolue, les modalités de la représentation changent, mais l’espace représenté reste le même. La frontière entre les différents genres véhiculant une représentation spatiale est au demeurant assez floue ».
On pourrait certes se pencher dans l’œuvre de Philippe Claudel sur les différences de représentation de l’espace entre ses œuvres de fiction et ses œuvres autobiographiques et repérer par exemple la dimension beaucoup plus mythique et symboliste (Ervinck, 2010-2011) des lieux dans les romans. Cependant, les récits de fiction de cet auteur miment souvent la démarche autobiographique et mettent en scène un personnage qui raconte sa vie ou une partie de sa vie. On décèle donc une communauté évidente dans ses œuvres, communauté qui s’origine dans les choix narratifs et qui fait une place importante à la mémoire, cette dernière souvent intimement liée aux lieux, au-delà des distinctions strictes que l’on peut faire entre autobiographie et roman, le critère étant l’identité entre le narrateur, l’auteur et le personnage. De plus, comme l’ont montré les études sur le genre autobiographique, plus que de faire jouer les différences/similitudes entre fiction et autobiographie dans l’œuvre d’un auteur, il est intéressant de faire jouer ces œuvres entre elles dans une dialectique qui se révèle porteuse de sens, ce que Philippe Lejeune a nommé l’espace autobiographique, et qui littéralement sert notre sujet. Voici la définition qu’il en donne : « Ce qui devient révélateur, c’est l’espace dans lequel s’inscrivent les deux catégories de textes, et qui n’est réductible à aucune des deux. Cet effet de relief obtenu par ce procédé, c’est la création, pour le lecteur, d’un “espace autobiographique” » (Lejeune, 1975 : 42). Si on joue sur les mots, l’œuvre de Philippe Claudel s’inscrit dans un espace autobiographique au sens géographique, cet espace c’est la Lorraine et plus généralement le Grand Est, et au sens littéraire, l’espace par les choix narratifs renvoie à l’intériorité des personnages.
Ainsi nous allons d’abord décrire les caractéristiques des lieux présents dans l’œuvre avant de voir comment ces lieux sont également des espaces intérieurs liés à la perte et au deuil. Nous verrons enfin que grâce à l’écriture, mise en abyme ou non, « les géographies du présent et de la mémoire se confondent », et le livre devient métaphore de l’espace.
Des espaces autobiographiques
Les histoires racontées par Philippe Claudel se déroulent dans une petite ville, voire un village, qui se situe dans le Grand Est de la France et elles baignent dans une atmosphère où le brouillard et la pluie sont très présents. L’endroit où Philippe Claudel est né apparaît comme la matrice des lieux des œuvres littéraires, l’espace y est donc de ce point de vue très souvent « autobiographique ».
La petite ville pas loin d’une grande dans le Grand Est
Dombasle est explicitement nommée dans les écrits autobiographiques comme Parfums. Les petites villes attenantes Saint-Nicolas-de-Port, Varangéville sont évoquées, mais aussi des villages comme Haraucourt, Buissoncourt, Réméréville, Courbesseaux ou Haroué. Et Nancy est la grande ville éloignée de quelques kilomètres où l’auteur s’installe quand il est étudiant. De même le récit Quartier (2007) est circonscrit au quartier « Meurthe et Canal ». Dans Nos si proches orients (2002b), l’auteur évoque Longwy, Fumay et les Ardennes. Les écrits fictifs posent le même cadre : dans Le Café de l’Excelsior (1999a), le narrateur a été élevé par un grand père cafetier, avant d’être placé dans une famille d’accueil. Ce nom parle aux nancéens, même s’il ne fait pas référence au grand café de Nancy. Le narrateur habite une petite ville non loin d’une grande où il s’agit de se rendre pour les « papiers » et où il y a « l’autre Excelsior » :
« Immanquablement, nos pas nous amenaient rôder le long des grandes baies dentelées de vitraux glauques et carmins de L’Excelsior, l’autre Excelsior. Il n’avait de commun avec le bistro tenu par mon grand-père que son nom à traîne latine. Car pour le reste, il ne faisait couler ni les mêmes liquides, et ne désaltérait pas les mêmes gorges » (ibid. : 62-63).
Dans Quelques-uns des cent regrets (1999b), le narrateur revient enterrer sa mère dans une petite ville, proche d’une plus grande où il se rendait dans un salon de thé Le Merle blanc, qui parlera là aussi aux nancéens de la même génération. La petite ville mise en scène peut se situer plus à l’Est. Ainsi dans les Âmes grises, l’intrigue – un policier revient sur le meurtre d’une fillette qui a eu lieu 20 ans auparavant en 1917 en plein conflit mondial – se situe dans un village près du front, à vingt kilomètres de la ville de V. On y trouve d’ailleurs aussi un Café de l’Excelsior (Claudel, 2003 : 54). Dans Meuse l’oubli (Claudel, 1998 : 27), le narrateur en deuil de la femme aimée, quitte les lieux qui lui sont liés – Gand, les Flandres – pour se rendre à Feil, « une petite ville d’une grande banalité, qui ressemble à beaucoup d’autres » dans les Ardennes, sur la Meuse. Dans Quelques-uns des cent regrets (Claudel, 1999b), le narrateur évoque la Meuse, les Ardennes, les Flandres. On le voit, les récits se tiennent à l’Est, région d’origine et d’inspiration.
Fictif ou réel, le lieu est une terre de guerre. Comme il l’écrit dans Nos si proches orients :
« Mais c’est dans ce pays, ce pays d’Est, que le sang a coulé, à pleins flots, “abreuvant les sillons” comme le disait la chanson gueulée par des gamins remontés à bloc, et qui agitaient des fleurs à la fenêtre des trains en partant pour le grand massacre ; à tel point que ceux qui sont nés dans l’Est plus de cinquante ans après la Grande Guerre ont été élevés encore à sa mamelle, entre lebel et rouge garance, gaz moutarde et grand-oncle cul-de-jatte » (Claudel, 2002b : 14-15).
Philippe Claudel, né en 1962, est de ceux-là. Ainsi Meuse l’oubli (Claudel, 1998) évoque les « cadavres dans les boues de Verdun », la terre est ravagée par la guerre dans Les Âmes grises.
Lieux de la petite ville
Dans tous les récits, les mêmes lieux composent la petite ville évoquée, topos qui semblent déclencher l’inspiration.
On y trouve un canal et/ou un fleuve, où passent des péniches et où l’on pêche, les berges sont aussi décrites. Mais également une usine, des petites maisons de briques, un cimetière et un peu plus loin, sans ce que soit récurrent, des abattoirs. Dans Quartier, Philippe Claudel évoque dès la première page les « berges du Canal », celles de la rivière, la Meurthe, « dont toujours, quand on le prononce à haute voix, le nom évoque un assassinat manqué par la faute d’une seule lettre qui se serait enfuie » (Claudel, 2007 : 13) ou encore les écluses disparues. Il situe aussi le quartier justement : « Une rivière, la Meurthe, et un canal, celui qui va de la Marne au Rhin, ce qui fait qu’en toute simplicité on se dit parfois être “entre Meurthe et Canal” » (ibid. : 15). Dans Au revoir M. Friant, il évoque en parallèle ses promenades sur les berges et au Musée des Beaux-Arts. Dans Parfums (Claudel, 2002 : 156), enfin, l’évocation est très précise :
« Je passe des heures sans parvenir à prendre un seul poisson au bord de la Meurthe, du Petit Canal, de l’étang du Poncé, ou bien à la Goulotte du Sânon : de ce gros tuyau d’évacuation sort tout le sang venu des abattoirs situés un peu plus haut et dont les bâtiments, désormais, abritent la caserne des pompiers ».
On y trouve également le port du Grand Canal et les péniches (ibid. : 21). Il évoque aussi les fermes. On retrouve ces lieux dans les écrits de fiction.
Dans Meuse l’oubli, Philippe Claudel (1998 : 30) décrit la ville de Feil, d’abord par un extrait d’un guide touristique :
« encore une de ces délicieuses petites bourgades de l’Ardenne, dominant une Meuse qui au cours de siècles lui a offert protection et richesse. Aujourd’hui, et cela depuis un siècle et demi, Feil se nourrit de l’ardoise que son sous-sol recèle en une quantité inépuisable. Les quais du fleuve accueillent les péniches et les bruits des chargements, les chants des équipages venus de l’Europe entière remontent dans la ville aux rues étroites pleines d’une allègre animation ».
La Meuse irrigue la ville de Feil et en constitue presque un personnage à part entière : « La ville se cale à la Meuse. Celle-ci l’enserre dans une courbe spacieuse, une alliance liquide et fugace autour du court doigt de gré que n’ont entamé ni les siècles, ni les crues » (ibid. : 49). Le cimetière y tient une place importante, nous y reviendrons. Dans Les Âmes grises, on retrouve la configuration de la ville : une usine, un château, des canaux, des péniches. C’est d’ailleurs près du canal qu’est retrouvé le corps de la petite fille assassinée. Dans Quelques-uns des cent regrets (1999b), le fleuve est en crue tout au long du récit et la ville inondée. On trouve également une usine, des abattoirs, un cimetière. Les maisons sont souvent de brique rouge, uniformes, typiques des villes ouvrières, et les toits en ardoise de la Meuse. On trouve plus ponctuellement des collines, des vergers gorgés de fruits.
Hiver, pluie et brouillard
Enfin ces lieux récurrents baignent dans une atmosphère elle aussi assez caractéristique de la Lorraine. Le brouillard et la pluie accompagnent leur évocation. L’histoire racontée dans Quelques-uns des cent regrets (1999b) dure tout le temps d’une inondation. Dans Les Âmes grises, la pluie est comparée à un fleuve : « Au dehors, la pluie se frottait au sol comme un gros fleuve » (Claudel, 2003 : 64). La boue est omniprésente, boue où s’enfoncent les personnages et les corps des soldats morts. L’intrigue des Âmes grises se déroule en hiver et cette saison joue un rôle narratif essentiel, puisque c’est le mauvais temps et les routes réquisitionnées pour les soldats qui empêchent le narrateur de rentrer chez lui et de secourir sa femme qui va mourir en couches. Le séjour du narrateur de Meuse l’oubli s’étire de l’automne au printemps. Cette saison renvoie à l’enfance de l’auteur : « Je grandis dans un pays de saisons, tranchées à la hache, brutales et définitives. Et l’hiver n’est pas la moindre d’entre elles qui clôt les années comme on referme une porte sur une pièce encombrée d’ors et de cristal » (Claudel, 2002 : 41). Plus que tout autre saison, il permet à l’auteur ou à ses personnages de rentrer en « eux-mêmes » ; l’hiver, comme il l’écrit dans L’Arbre de Toraja (Claudel, 2016b : 13), « est la saison au cours de laquelle il m’a toujours semblé que je devenais vraiment moi-même ». Ces lieux et cette atmosphère vont jouer le rôle de catalyseur de la mémoire, du souvenir, de la réflexion intérieure.
Comme le narrateur de Quelques-uns des cent regrets, qui dans un premier temps n’a pas osé ouvrir les yeux sur la ville où il a grandi, il faut se résoudre à « ouvrir les yeux et […] contempler les traces de douceurs et de jeux » (Claudel, 1999b : 53).
Des espaces intérieurs liés à la perte
Les récits de Philippe Claudel sont tous écrits à la première personne, qu’ils soient fictionnels ou non. Ce choix énonciatif permet d’accéder à l’intériorité du personnage principal qui est souvent confronté au deuil et se caractérise par une conscience aiguë du temps qui passe. L’espace sert alors de révélateur de l’intériorité du personnage et accompagne son cheminement identitaire et personnel.
Une narration à la première personne d’un personnage confronté à la perte
Que les textes courts, chroniques d’un moment ou d’un espace, soient écrits à la première personne, rien d’étonnant. Philippe Claudel y écrit en son nom. C’est également le cas des écrits strictement autobiographiques, c’est-à-dire où auteur, narrateur et personnage ne font qu’un[2]. C’est le cas de Parfums où l’auteur raconte son enfance, sa jeunesse et autres moments de sa vie par le prisme du souvenir d’odeurs. Le « je » nous fait entrer dans la mémoire de l’auteur. La mort du père est également évoquée et on comprend qu’elle a véritablement déclenché l’écriture de ce récit strictement autobiographique, absent en tant que tel jusque-là dans l’œuvre de l’auteur[3]. Mais Philippe Claudel utilise aussi systématiquement la première personne dans ses romans. Ainsi dans Les Âmes grises, le policier raconte l’histoire à la première personne : au récit de l’enquête sur le meurtre de Belle de jour, s’ajoute le récit de sa propre vie, et notamment la mort de sa femme Clémence, perte qu’il n’a jamais surmontée. Dans Le Café de l’Excelsior (1999a), le narrateur, orphelin, raconte son enfance auprès d’un grand-père cafetier. Dans Quelques-uns des cent regrets (1999b), le narrateur revient dans son village natal enterrer sa mère qu’il n’a pas vue depuis des années, lui reprochant de lui avoir menti sur l’identité de son père. Dans Meuse l’oubli (1998), le narrateur raconte comment il tente d’oublier sa compagne Paule, morte. Dans L’Arbre de Toraya (2016b), le narrateur est cinéaste et évoque la mort de son producteur et ami, Eugène. Il raconte leur amitié, des souvenirs, mais également sa vie et ses amours présentes. Le deuil peut d’ailleurs ne pas toucher que le narrateur, mais également d’autres personnages. L’aubergiste et le juge dans les Âmes grises, le premier a perdu sa fille, le second son épouse, la logeuse dans Meuse l’oubli veuve, mais aussi le buraliste dont les cinq fils se sont noyés et dont l’épouse s’est suicidée quelques temps après. La mort de l’autre est donc omniprésente.
La forme choisie détermine la manière dont l’espace est décrit.
Des espaces révélateurs de soi-même
À plusieurs reprises, les narrateurs expliquent comment les lieux, les paysages entraînent un retour en eux-mêmes. Ainsi Philippe Claudel (2005 : 12), à la fenêtre du palais Farnese, écrit :
« Souvent, durant la nuit, où que je sois, j’aime venir vers les fenêtres et regarder le dehors, un dehors qui se refuse, qui n’est plus là vraiment. Alors il me semble que ce que je contemple et qui est si mal délimité, si morcelé, si imparfait, incohérent, désagrégé, opaque, c’est moi-même ».
L’opacité du brouillard agit de la même manière. Ainsi la logeuse du narrateur dans Meuse l’oubli (Claudel, 1998 : 74) lui explique :
« Ici parfois, en hiver, le brouillard nous éloigne pour quelques jours. Rien à faire, on ne peut lutter ; d’ailleurs quant à moi, je ne cherche même pas. À quoi bon ? vous verrez cette curiosité, Monsieur : la ville n’existe plus ; comment dire ? Elle a … quitté le lieu. C’est comme si en regardant dehors, vous vous retrouviez au-dedans de vous-même ».
L’auteur dit la même chose dans Parfums (Claudel, 2002 : 35) :
« J’aime le brouillard car il me permet toujours d’entrer au plus profond de moi-même. En marchant au-dehors, dans une nature qui ne me livre que ses marges immédiates, quoique déjà dévorées par l’abrasion d’une gomme invisible, le monde devient une simple projection de l’âme, une hypothèse pénétrante et un peu froide ».
Plus généralement, la déambulation a le même effet. Dès la première page de Quartier (2007 : 13), il écrit :
« On sait que les voyages qui ne portent pas au loin ne sont que des prétextes à tourner autour de soi, voire à y entrer profondément. On pourrait alors se demander quelle part de mystère intime ces marches familières vont découvrir et si le jeu vaut cette chandelle dont on ne sait ni qui ni quoi elle brûlera ».
Ainsi « tourner dans le quartier, dans celui-ci ou un autre d’ailleurs, c’est toujours se cogner à soi-même et rencontrer son image dans des miroirs de briques et des reflets de vent » (ibid. : 69-70).
La contemplation entraîne une réflexion presque métaphysique. Dans Nos si proches orients, il écrit :
« tout ce que la contrée d’Ardenne laisse en nous germer : des sources neuves, des idées pures, des routes qui nous conduisent à réveiller vivement, tandis que nous longeons les rives du fleuve, les chemins forestiers, les pâtures et les crêtes drapées, ce qui en nous s’était ensommeillé sous le poids de la vie » (Claudel, 2002b : 68).
Les lieux font aussi resurgir les souvenirs. Ainsi dans Meuse l’oubli (Claudel, 1998 : 53) : « Ma promenade a remué trop d’images jaunies. Et soulevé mon cœur d’une boue de mauvais souvenirs » ou dans Quelques-uns des cent regrets (Claudel, 1999b : 12) : « Je revenais vers des lieux engourdis, des paysages qui me parlaient au cœur avec l’accent traînant des peines jamais guéries ». Ainsi les lieux portent et laissent des traces : « Je sais le prix des lieux. Je sais combien ils nous créent et comment ils laissent en nous des empreintes qui nous hantent comme des cicatrices » (Claudel, 2016b : 202).
Des topos du deuil
Certains lieux vont être particulièrement associés à la perte et à la mort. Comment ?
On peut d’abord avoir l’impression que les lieux sont en accord avec l’humeur du narrateur et qu’il y trouve un écho de son état intérieur. C’est particulièrement probant dans Meuse l’oubli (Claudel, 1998 : 33) : « Je promène dans Feil l’ombre de Paule et mes regrets. La rue principale, en pente, chute vers la Meuse et s’encaisse dans un goulet. Elle râpe mes plus sourdes tempérances. Ici, ma douleur convient au granit des trottoirs et au brouillard du fleuve ». Cet écho peut devenir hyberbolique comme dans cette vision où la ville entière évoque la mort :
« En me levant, mais je me suis bien gardé de le faire, j’aurais pu voir, de cela j’en suis sûr, une ville déserte au-dehors, et des morts, des morts en cohorte, des morts qui n’en finissent pas de mourir marcher sous des linges en lambeaux et rentrer, processionnaires, dans le fleuve en furie » (Claudel, 1998 : 61-62).
Comme l’explique Isabelle Bernard-Rabadi (2010 : 110) qui a étudié l’écriture de la perte dans Meuse l’oubli (1998) et Quelques-uns des cent regrets (1999b), la région devient « consubstantielle » au narrateur. Dans Quelques-uns des cent regrets, où l’eau inonde les lieux jusqu’à la toute fin du récit, elle analyse : « Ce décor embué de larmes et de pluies mêlées s’accorde précisément avec la relation émouvante de l’expérience impartageable du deuil » (ibid. : 114). On assiste à une véritable personnification :
« En une nuit, à la façon d’un miracle, la rivière avait remballé sa colère et son ressentiment. Quelques heures lui avaient suffi pour dégonfler ses courants, quitter des contrées où elle n’aurait jamais dû s’étendre. Elle avait retrouvé sa place, apaisée et roulant des flots verts » (ibid. : 167).
Alors que dans le même temps, le narrateur, ayant renoncé à connaître le mystère de son origine, quitte, apaisé, le village.
Ainsi l’eau, sous toutes ses formes, fleuve mais aussi pluie, est emblématique de la perte et de la mort : une pluie « bête. Butée. Que rien n’arrête, ni l’avancée des toits ni les parapluies qui se trempent quand dans les cimetières nous fleurissons les tombes pour la Toussaint » (Claudel, 2002 : 117). La pluie qui ne cesse de tomber dans Quelques-uns des cent regrets, (Claudel, 1999b) c’est aussi elle qui accueille l’institutrice dans Les Âmes grises : « Le maire pataugeait dans la boue des rues. Elle, elle posait ses pieds menus sur la terre travaillée par l’eau, évitait les flaques et les rigoles » (Claudel, 2003 : 65-66).
Le cimetière est aussi un lieu récurrent. C’est d’abord un lieu d’enfance. Le narrateur de L’Arbre de Toraja a grandi en face d’un cimetière, celui de Meuse l’oubli (Claudel, 1998 : 92) également :
« Grandir en face d’un cimetière, ainsi que je l’ai fait, ne permet pas mieux d’accepter la mort. Tout juste peut-on comprendre assez tôt que la terre a deux visages, une sorte d’endroit plaisant, fait de fleurs et de beaux marbres, et un étrange envers d’où rien ne surgit plus ».
Celui du Café de l’Excelsior a appris à lire sur les monuments aux morts : « Les cimetières sont des régions troublantes. Les fréquenter laisse d’immenses traces », remarque le narrateur de Quelques-uns des cent regrets (1999b : 151) C’est aussi le lieu où l’on enterre, où l’on se recueille. Ainsi du narrateur de Meuse l’oubli, que les promenades à Feil conduisent immanquablement vers le cimetière. Où se rend également tous les jours le narrateur des Âmes grises pour parler à haute voix à Clémence. Lieu où l’on creuse la terre. Cette terre exerce une réelle fascination[4] :
« J’aime creuser des trous. J’aime m’enfouir. […] Mars ou novembre. Des mois repus. Une terre lourde dans laquelle l’eau s’est invitée suffisamment longtemps pour qu’on puisse la forer. J’ai mes outils. Mes mains tout d’abord. Des bêches aussi, des pelles, des pioches, des barres à mine. Je creuse. […] La connaître. Venir en son ventre. M’y faire un abri. La terre de nos jardins est noire, moins compacte que l’argile rouge du Rambêtant ou des berges du Sânon » (Claudel, 2002 : 197-198).
Il va même jusqu’à la goûter : « Parfois même, je la goûte cette terre, avant de la recracher et de sentir longtemps encore sur ma langue, ou entre mes dents, ses particules et ses grains, sa saveur de métaux mêlés » (Claudel, 2002 : 198). Il veut y être enterré :
« Je veux entrer dans un trou une dernière fois. Je le ferais bien moi-même mais on me prendrait pour un fou. Je veux être enterré à Dombasle, juste en face de ma maison d’enfance, pas très loin de notre jardin. Dans le paysage du Rambêtant et celui du Sânon. Dernières volontés. La terre est la même des deux côtés de la route. Noire et qui sent le maraîchage et la bonne humidité. J’ai vu assez de tombes ouvertes et fait assez de trous pour en être certain. Creuser c’est apprendre à mourir » (ibid. : 199-200).
C’est aussi la terre où gisent tous les soldats morts :
« Aujourd’hui, il suffit de se promener dans mille endroits des Vosges ou de la Meuse pour voir ressurgir des fantômes à moustaches et bandes molletières. Le temps n’a pas rebouché les tranchées. Il les a simplement recouvertes d’une couronne de feuilles et de mousses, de ronces et de chèvrefeuille sauvage. Les formes adoucies des abris de fortune, des trous d’obus, du labyrinthe qui court sur des kilomètres rendent l’horreur paradoxalement plus humaine, davantage diffuse, étrangement végétale. C’est sur des morts que l’on marche » (Claudel, 2002b : 17).
Dans Quelques-uns des cent regrets, les topos se conjuguent au moment de l’enterrement de la mère ; il faut charger le cercueil dans une barque pour le conduire au cimetière :
« Je pensais à la rive que je voyais se rapprocher, cette autre rive à laquelle bientôt nous allions aborder et où j’allais laisser ma mère pour toujours. J’étais soudain immensément triste et dans le même temps j’éprouvais au cœur de ce théâtre d’eau une paix inoubliable. Les deux barques se suivaient à distance, dans un silence à peine remué par le clapotis des vagues et la plainte des oiseaux. Il n’y avait devant nous que le spectacle des croix dressées qui, à mesure que nous progressions, devenaient davantage précises et dessinées. Au-delà, comme un décor sur une toile immense, la colline surpiquée de vergers en fruits donnait une patine de chairs vives à la sécheresse pierreuse du cimetière » (Claudel, 1999b : 149-150).
On voit donc comment la forme et le genre choisis conditionnent la description des lieux. Une écriture à la première personne, un personnage dans la souffrance du deuil et en quête de lui-même, aux prises avec sa mémoire, confèrent aux lieux avant tout une dimension méditative et mélancolique. Ils nourrissent un espace autobiographique, à savoir ici un espace où s’est jouée et se raconte encore la vie du personnage-narrateur.
Cette démarche de remémoration lie les lieux au temps.
Espace, temps et écriture
Comme l’écrit Jean-Baptiste Pontalis (1986 : 208, cité dans Coyault, 2000 : 52), « La mémoire est moins subordonnée au temps, cette énigme, qu’à l’espace qui lui donne forme et consistance ». C’est particulièrement probant dans les récits que nous venons d’évoquer. Mais c’est aussi l’écriture qui donne forme à la mémoire, qui en garde la trace et il est intéressant de voir comment chez Philippe Claudel l’étymologie du terme géo-graphie, prend tout son sens. Il écrit l’espace, il décrit comment il garde ses traces, tout comme le fait un livre, allant jusqu’à assimiler le livre et l’espace.
Mise en scène de l’écriture
Dans les romans, on trouve des narrateurs qui écrivent pour eux-mêmes et « travaillent » ainsi leur deuil. Le récit des Âmes Grises peut se lire comme une longue lettre écrite par le policier et destinée à sa femme morte Clémence. On peut d’ailleurs un temps penser que cette supplique, qui semble tendre vers une révélation finale, lui permettra de surmonter son chagrin. Il n’en est rien, le narrateur se suicide après le point final et l’aveu qu’il a tué leur enfant. Il doute d’ailleurs lui-même de l’utilité de tous ces mots qu’il écrit :
« Quand je dis j’arrête, c’est ce que je devrais faire vraiment. À quoi sert tout ce que j’écris, ces lignes serrées comme des oies en hiver et ces mots que je couds en n’y voyant rien ? […] J’aurais bien aimé lui [Berthe, la femme de ménage] expliquer un peu, mais expliquer quoi ? Que j’avance sur les lignes comme sur les routes d’un pays inconnu et tout à la fois familier ? » (Claudel, 2003 : 84).
Le narrateur de Meuse l’oubli quant à lui, s’est acheté trois cahiers Le Conquérant avant d’aller à Feil. On ne sait pas précisément ce qu’il écrit dans ses cahiers, seulement qu’il écrit sur Paule, le souvenir de Paule et sur sa souffrance :
« je remplis le Conquérant bistre de tout un fatras de phrases impropres, sans queue ni tête, des historiettes au saindoux, des poèmes à trois francs, des rinçures de saoulon qui tentent de dire mon amour pour Paule, et ma souffrance, sans jamais y parvenir » (Claudel, 1998 : 83).
Il s’agit « de forcer les mots à travailler mon deuil, à le dire, à exiger d’eux ce que moi-même je me refuse à faire ou ne le peux » (ibid. : 84). Dans L’Arbre de Toraja (Claudel, 2016b : 142), le narrateur écrit sur son ami :
« Il me semble aujourd’hui que, grâce à ce récit libre dans sa forme, dans son agencement et dans son déroulé, non seulement je force Eugène à rester auprès de moi, je le maintiens sous une sorte de respirateur artificiel, dans un coma qui n’est pas tout à fait la mort, mais je reprends aussi les travaux de ma maison. J’avance sans doute moins vite, et travaille moins bien que lorsque nous étions deux. Mais je continue ».
Entretenir le souvenir et la mémoire et continuer à vivre, voilà le rôle dévolu à l’écriture dans ces récits.
Géographies du présent et de la mémoire se confondent
Cette mémoire, c’est aussi celle que gardent les lieux et que l’écriture va rendre effective. Ils sont en effet évocateurs, soit du passé si le narrateur y a vécu, soit d’espaces similaires, par contamination. À Venise, Philippe Claudel croit sentir les eaux du Canal de Dombasle. Il l’explique très précisément dans Parfums (Claudel, 2002 :195) :
« Combien de fois, près de mon Petit Canal, arrêté, j’ai respiré, devant les bassins d’eaux usées, Venise. Et combien de fois, voguant sur le Grand Canal de la Cité des Doges ou marchant dans ses rues, ai-je songé à la station d’épuration des eaux de Dombasle, et donc à ma petite ville, et donc à mon petit pays qui m’est une province, et beaucoup davantage ? La géographie qui est une très antique science, sait parfois se faire malicieuse ».
De même à Strasbourg, ou dans d’autres villes fluviales, remarque-t-il :
« Je pense aussi, pour l’avoir vérifié à maintes reprises, que, l’air de rien, ce fleuve et ces rivières me donnent, par des bouffées subites qui s’élèvent de leur courant, des nouvelles de mon pays que j’ai un temps quitté. Ce sont alors de troublantes secondes où les géographies du présent et de la mémoire se confondent, où je n’ai plus d’âge, où l’on joue avec moi par le biais de ce sens activé, me faisant tout à la fois regretter d’être là et heureux de pouvoir, à mille lieues du lieu de ma naissance, ressaisir des fragments d’odeurs et, comme un patient archéologue le fait avec des débris de poterie, recoller le vieux quotidien rompu » (ibid. : 176-177).
Cette expression « géographies du présent et de la mémoire se confondent » dit au plus juste le lien serré entre espace, temps et écriture dans le geste autobiographique. C’est la même confusion ressentie lorsqu’il décrit les effets d’un parfum, ici celui du pain : « Tout se confond de l’hier et du maintenant. Heureux, je pédale vers chez nous, le café au lait, le beurre et la confiture de fraises, avec contre moi une brûlure délicieuse, comme si on avait glissé sous mes vêtements un quartier de soleil » (ibid. : 60).
Philippe Claudel utilise également la métaphore spatiale ou géographique pour décrire la mémoire, autre moyen de souligner le rapport entre lieu et temps. La mémoire explorée est comparée à un pays. C’est cette métaphore que le narrateur des Âmes grises (Claudel, 2003 : 134) utilise pour évoquer son récit qui remonte à vingt ans plus tôt, au moment du meurtre de Belle de Jour : « J’ai dévalé une fois de plus les années, pour finir au même point. Je connais tellement bien la route. C’est comme de revenir dans un pays familier ». La mémoire est donc aussi un lieu, le temps est aussi espace :
« Quartier : petite terre d’appartenance et d’identité. Je suis du quartier. Il n’est pas du quartier. On vient d’arriver dans le quartier. C’est aussi, en quelque sorte, un quart de la vie. Un quart de notre vie. Comme si le lieu composait une part essentielle de notre temps, et presque de notre corps, de notre chair » (Claudel, 2007 : 15).
Du lieu au livre
Enfin ce peut être au lieu qu’est confiée la mémoire de l’amour. Ainsi dans Meuse l’oubli, le narrateur, en signe d’acceptation de la mort de Paule, va jeter dans la Meuse, ses lettres et un vieux pull, la Meuse s’étant muée, au fil de son séjour, « en reliquaire de [son] amour défunt » (Claudel, 1998 : 142). Comme ses cahiers Le Conquérant.
Plus intéressantes encore sont les images qui opèrent une véritable assimilation entre le lieu et le livre. Ainsi dans les dernières lignes de Parfums, Philippe Claudel (2002 : 216) explique :
« Chaque lettre a une odeur, chaque verbe, un parfum. Chaque mot diffuse dans la mémoire un lieu et ses effluves. Et le texte qui peu à peu se tisse, aux hasards conjugués de l’alphabet et de la remembrance, devient alors le fleuve merveilleux, mille fois ramifié et odorant, de notre vie rêvée, de notre vie vécue, de notre vie à venir, qui tour à tour nous emporte et nous dévoile ».
C’est sans étonnement qu’on lit également qu’il se sent parmi les livres comme chez lui : « Je suis comme les livres. Je suis dans les livres. C’est le lieu où j’habite, lecteur et artisan, et qui me définit le mieux » (Claudel, 2002 : 170).
C’est dans L’Arbre de Toraja (Claudel, 2016b : 139) que le lien se tisse au plus serré entre l’écriture, les lieux, et le deuil : « Je me rends compte qu’écrire est une inhumation qui ensevelit tout autant qu’elle met de nouveau au jour ». Le narrateur de Meuse l’oubli (Claudel, 1998 : 59) utilise une image similaire pour décrire son activité d’écriture : « Tout cela [souvenir d’une visite au musée avec Paule] désormais m’apparaît bien peu réel à mesure que j’essaye, Conquérant, de l’exhumer du terreau de mes jours, grâce à quelques mots qui ne demandaient rien ». Ainsi il y aurait un lien de l’écriture à la terre, cette terre qui le fascine, poudreuse et noire, où il aime tant s’enfouir. Ex-humer, in-humer, sortir de terre ou ensevelir. Le narrateur de L’Arbre de Toraja (Claudel, 2016b : 142) file l’image :
« Eugène est là, dans les pages, les lignes, ou entre elles. Le récit est sa chambre plutôt que son tombeau. Et Ninon a raison : peu importe que la dalle de son monument soit de simple ciment et qu’elle s’effrite au fil des mois. Eugène n’est plus en dessous. Il est ici. Le texte est devenu l’arbre de Toraja ».
Cet arbre a une fonction bien particulière selon la coutume Toraja :
« Remarquable et majestueux, il se dresse dans la forêt à quelques centaines de mètres en contrebas des maisons. C’est une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois. Une cavité est sculptée à même le tronc de l’arbre. On y dépose le petit mort emmailloté d’un linceul. On ferme la tombe ligneuse par un entrelacs de branchages et de tissus. Au fil des ans, lentement, la chair de l’arbre se referme, gardant le corps de l’enfant dans son grand corps à lui, sous son écorce ressoudée. Alors peu à peu commence le voyage qui le fait monter vers les cieux, au rythme patient de la croissance de l’arbre » (ibid. : 11).
L’écriture donc comme la terre et comme cet arbre réalise ce geste paradoxal d’ensevelir et de mettre au jour dans le même mouvement. Le récit, comme la terre et les lieux, rempli de morts et de souvenirs, les conservent et les révèlent à la fois.
Il y a donc dans plusieurs œuvres de Philippe Claudel, des lieux récurrents. La petite ville de Dombasle où il a grandi, entre fleuve et usine, à l’Est de la France, terre de guerre et de climats pluvieux, sert de matrice à nombre d’espaces décrits. Les choix narratifs qui privilégient l’usage de la première personne, qu’elle renvoie à un personnage fictif ou à l’auteur, et qui servent le récit d’une vie ou d’une partie de la vie, teintent d’autobiographie les histoires racontées. Les personnages sont confrontés à la perte d’un être cher et au deuil qui l’accompagne : la remémoration lie alors le temps évoqué et les lieux. Ces derniers, comme l’eau, le fleuve, le cimetière, charrient les souvenirs, évoquent la mort, et sont à l’unisson de l’humeur des narrateurs. Ils gardent la trace, les cicatrices et se trouvent par là-même à l’image de l’écriture. Les personnages travaillent leur deuil à coup de mots et d’écriture, des mots qui « ensevelissent », soit qui signent la mort et l’acceptation de la mort, mais qui également « exhument » les souvenirs et ce qui fut. Ce double mouvement, antinomique, au premier abord, est très évocateur de l’activité d’écriture. Il s’agit de faire un « tombeau », mais également de prêter sa voix aux disparus : silence et parole.
Ces récits, chroniques, romans, autobiographies, s’inscrivent bien dans un espace à la fois géographique – la Lorraine terre d’enfance et de mémoire –, littéraire – ce sont des œuvres littéraires et romanesques – et autobiographique, puisqu’ils renvoient toujours à l’enfance de l’auteur.
Il serait intéressant de comparer ces lieux littéraires aux lieux « cinématographiques » de l’auteur. Une piste est donnée dans un court récit publié récemment, Au tout début, où Philippe Claudel (2016a) raconte comment il est venu à la réalisation cinématographique. Il vient d’évoquer son activité d’écriture à l’adolescence, consistant notamment à écrire des petits scénarios. Mais il écrit aussi de la « littérature » et explique :
« Au même âge, je lis à n’en plus finir aussi, et ne cesse d’écrire, des poèmes en particulier. Je m’enroule dans les mots, ceux des autres, les miens, comme dans des vêtements admirables. Je pose entre le monde et moi les traces des regards rencontrés dans les livres. Je l’épaissis de ces voix multiples. Je le fouille et l’amplifie, mais lecture et écriture ne créent aucun mouvement, juste de l’espace. Comme la peinture que j’aime également, ils sont des exercices arrêtés, qui témoignent de moments et d’impressions statufiés par magie, vers lesquels on peut revenir, autour desquels on peut tourner sans cesse, qui jamais ne se dérobent ».
L’espace de la Lorraine, en images et en mouvement a-t-il le même pouvoir de « remembrance » que les mots qui la disent ?
Bibliographie
Bernard-Rabadi I., 2010, « L’écriture de la perte chez Philippe Claudel, Meuse l’oubli et Quelques-uns des cent regrets », Jordan Journal of Moderne Languages and Literature, 2, 2, p. 103-130. Accès : http://journals.yu.edu.jo/jjmll/Issues/Vo2No2_2010PDF/1.pdf.
Claudel P., 1998, Meuse l’oubli, Paris, Balland.
Claudel P., 1999a, Le Café de l’Excelsior, avec des photographies de Jean-Michel Marchetti, Nancy, La Dragonne.
Claudel P., 1999b, Quelques-uns des cent regrets, Paris, Balland.
Claudel P., 2001, Au revoir Monsieur Friant, Paris, Philéas Fogg.
Claudel P., 2002a, La Mort dans le paysage, avec une composition originale de Nicolas Matula, Gérardmer, Éd. Æncrages & Co.
Claudel P., 2002b, Nos si proches orients, Paris, National Geographic.
Claudel P., 2003, Les Âmes grises, Paris, Stock.
Claudel P., 2005, Trois nuits au palais Farnese, Paris, N. Chaudun.
Claudel P., 2007, Quartier, chronique, avec des photographies de Richard Bato, Nancy, Éd. La Dragonne.
Claudel P., 2012, Parfums, Paris, Stock.
Claudel P., 2016a, Au tout début, Gérardmer, Éd. Æncrages & co.
Claudel P., 2016b, L’Arbre de Toraja, Paris, Stock.
Collot M.l, 2011, « Pour une géographie littéraire », Fabula-LhT, 8. Accès : http://www.fabula.org/lht/8/collot.html.
Coyault S., 2000, « Parcours géocritique d’un genre : le récit poétique et ses espaces », pp. 41-58, in : Wesphal B., dir., 2000, La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Presses universitaires de Limoges.
Coyault-Dublanchet S., 2002, La Province en héritage, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Genève, Droz.
Ervinck E., 2010-2011, L’Âme symboliste dans l’œuvre de Philippe Claudel, mémoire de master en langues et littératures, français-anglais, Université de Gent. Accès : http://lib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/631/RUG01-001786631_2012_0001_AC.pdf.
Lecarme J., Lecarme-Tabone É., 1997, L’Autobiographie, Paris, A. Colin, 1999.
Lejeune P., 1975, Le Pacte autobiographique, Paris, Éd. du Seuil, 1996.
Pontalis J.-B., 1986, L’Amour des commencements, Paris, Gallimard.
Wesphal B., dir., 2000, La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Presses universitaires de Limoges.
[1] Citation que l’on peut rapprocher de quelques phrases de Pierre Bergounioux citées par Sylvie Coyault-Dublanchet (2002 : 220) : « “on est le lieu de la terre où l’on naît”, “on est les choses auxquelles on naît” ».
[2] Nous nous conformons à la définition de l’autobiographie donnée par Philippe Lejeune (1975 : 14.) : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».
[3] L’autobiographie s’écrit souvent à l’ombre de la mort : « Personne n’écrirait son autobiographie s’il n’avait pas découvert concrètement son caractère mortel : la mort d’un père, d’une mère, d’un frère peut provoquer un portrait du disparu qui tourne à l’autoportrait » (Lecarme, Lecarme-Tabone, 1997 : 129).
[4] Fascination qui s’exprime notamment dans les personnages récurrents de fossoyeur : Meuse l’oubli (Claudel, 1998), Quelques-uns des cent regrets (Claudel, 1999b), Les Âmes grises (Claudel, 2003).