Sylvie Rosienski-Pellerin

Sylvie Rosienski-Pellerin
Université York, Collège universitaire Glendon
CA-M4N 3M6
rosienski[at]glendon.yorku.ca

Le Graoully dans la littérature de jeunesse d’aujourd’hui : entre vérité historique, anachronismes et mise en tourisme


« Le Graoully, c’était Metz, et Metz, c’était le Graoully. Si on touchait à cette effigie empaillée, on touchait à chaque citoyen […] [C]haque enfant de la ville, depuis des générations, était parti au lit avec la menace parentale d’être dévoré par le Graoully s’il n’était pas sage […]. » (C. Autain, La Résurrection du Graoully).

Propre à la ville de Metz, la légende du Graoully se rattache à ces nombreuses légendes de saints « sauroctones » (ou tueurs de dragons) qui illustraient autrefois la victoire du christianisme sur le paganisme ; des légendes par lesquelles, au fil des siècles, le monstre (serpent, dragon, drac ou vouivre) s’est parfois transformé pour devenir en quelque sorte le « palladium [catalyseur] d’une communauté » (Dumont, 1951 : 227). À ce titre, le Graoully (ou « dragon de saint Clément ») rejoint la Tarasque de sainte Marthe à Tarascon ou la Grand’ Goule de sainte Radegonde à Poitiers. Sacré « Figure de Metz »[1] par les bibliothèques-médiathèques de Metz, le Graoully s’affiche en effet aujourd’hui clairement comme « élément fondateur d’une identité urbaine » (La Semaine.fr, 10 déc. 2009) : emblème de l’équipe de football, représentant de la voix du peuple messin dans « Le Graoully déchaîné – l’actualité par ceux qui la vivent – www.legraoullydechaine.fr », il désigne même, par une antonomase locale, tout habitant de Metz, qui devient ainsi « un graoully ».

Avec la valorisation grandissante du patrimoine culturel immatériel en France et ailleurs (notamment depuis l’entrée en vigueur en 2006 de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’Unesco), il n’est pas surprenant que le Graoully, comme ces autres monstres ou dragons légendaires (dans les deux sens du terme), fasse aussi un retour marqué en littérature. Le premier titre de la série de polars fantastiques pour adultes inspirée de légendes lorraines de Camille Autain, La Résurrection du Graoully (2014), nous semble à cet égard plutôt métaphorique[2].

C’est en littérature de jeunesse que le retour des dragons locaux est particulièrement notable : sous l’influence indéniable de la fantasy et des politiques culturelles et éducatives[3], paraissent ainsi depuis plusieurs années des ouvrages qui revisitent, pour un jeune public et essentiellement grâce à des maisons d’édition locales, des légendes de saints sauroctones souvent entamées par la popularité de leur dragon (voir, entre autres, Naïma, Mahler, 2015). À cet égard, le Graoully n’a rien à envier à ses congénères : héros de deux nouveaux albums pour enfants en 2011 et 2012 (un détournement avec dossier pédagogique [Larchevêque, 2011] et une adaptation assez traditionnelle de la légende [Bastien, Laurendin, 2012]), il est depuis peu au centre d’un récit de détection jeunesse dont l’enquête permet au protagoniste – et donc au lecteur – de découvrir Metz (Haury, 2016) : trois ouvrages bien en vue dans la section jeunesse des librairies messines, à l’Office du tourisme de la ville, mais aussi au musée de la Cour d’or de Metz.

Tout processus de patrimonialisation – car c’est bien de cela dont il s’agit à divers degrés dans ces ouvrages jeunesse – nécessite cependant que l’objet, pour devenir patrimoine, soit perçu comme héritage, comme legs que l’on s’approprie avant de pouvoir le transmettre (Davallon, 2002). Or la légende est un genre qui s’inscrit dans le local, pour ne pas dire, avec Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson, dans le localisé et le localisable (Privat, Vinson, 2000 : 100), où le récit est « ancré dans un réel historique et géographique précis », mais où le merveilleux le « libèr[e] de ces mêmes attaches référentielles » (ibid. : 100-101). Que deviennent alors les repères spatio-temporels de la légende dans ces ouvrages dont l’objectif premier semble être l’appropriation, par les jeunes, d’un patrimoine oral très ancien, mais étroitement associé à l’identité d’une communauté bien contemporaine et bien réelle, la leur ? Quels sont les lieux privilégiés par ces promenades littéraires dans l’univers du Graoully et quelle place ces dernières accordent-elles au contexte historique ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner ici : nous tenterons de montrer que si ces trois réappropriations de la légende du Graoully se rejoignent par leur nature fortement didactique, leur approche est bien différente : brouillage des repères temporels pour l’un, exploitation patrimoniale du contexte historique pour le second, alors que le dernier verse clairement dans la mise en tourisme.

La légende du Graoully : de l’hagiographie au folklore

Il nous semble important, pour une meilleure lisibilité des ouvrages à l’étude, de replacer la légende du « dragon de saint Clément » dans l’histoire, et de rappeler, dans leurs grandes lignes, quelques éléments de son évolution.

Précisons que si la toute première mention écrite (attestée) de la vie de saint Clément, le Liber de episcopis de Mettensibus de Paul Diacre (784), présente Clément comme un envoyé de saint Pierre (ce qui situerait l’évêque vers la moitié du Ier siècle après J.-C.), les historiens s’accordent aujourd’hui pour affirmer qu’il aurait plutôt vécu au milieu du IIIe siècle. Quant aux points d’ancrage de la légende dans la topographie messine, si ce même texte de Paul Diacre mentionne l’ancien amphithéâtre romain (situé à l’emplacement du Centre Pompidou actuel) comme le lieu où Clément choisit de s’installer avant d’y construire un oratoire en l’honneur de saint Pierre (qui deviendra Saint-Pierre aux arènes), il y est seulement écrit qu’à partir de l’arrivée de saint Clément « aucun serpent ne chercha plus à s’y installer / ne put y rester » ([usque ad presentem diem nec serpens consistere queat]. C’est au XIe siècle, dans un ajout à ce texte par des moines de l’abbaye saint Clément désireux de garder les reliques de l’évêque (Picard, 1990 : 378) qu’apparaissent, parmi les nombreux miracles du saint homme, ce que l’on peut considérer comme les racines de la légende. Cet ajout, qui devint la Vita prima, raconte en effet que le souffle pestilentiel des serpents qui occupaient l’amphithéâtre s’étendait à toute la ville et faisait mourir ses habitants, et que les Messins s’engagèrent auprès de Clément à renoncer à leurs croyances (païennes) et à se convertir au christianisme s’il réussissait à les débarrasser de la bête. Le texte précise qu’à l’amphithéâtre, Clément s’adressa alors au plus gros des serpents, lui passa son étole autour du cou et le conduisit à la rivière (la Seille) où il le détacha en lui ordonnant de traverser le fleuve pour ne plus revenir ; ce que fit le serpent, suivi de tous les autres. Un texte hagiographique légèrement postérieur à la Vita prima, la Vita secunda (XIe siècle aussi), reprendra le même épisode à la différence près que saint Clément s’adresse à l’animal en utilisant le mot « dragon » (et non serpent). C’est aussi dans ce texte, probablement rédigé à Gorze, près de Metz (Chazan, 2000 : 28-29), qu’il est rapporté que Clément fit étape à Gorze où une pierre aurait, depuis, gardé l’empreinte des genoux de l’évêque en prière.

La légende ne changera guère jusqu’à la fin du Moyen Âge, époque à laquelle on raconte aussi que plutôt que de libérer le dragon, Clément l’avait noyé dans la Seille. Comme le souligne Mireille Chazan (ibid. : 34-35), « l’image du dragon […] dompté mais non détruit […] a [alors] complètement disparu. Les laïcs, ignorant les sources latines et savantes de la légende de saint Clément, banalisent le thème du dragon ».

Ajoutons enfin que le « dragon de saint Clément » ne sera gratifié d’un nom (gagnant ainsi en autonomie sur le saint) qu’à partir du milieu du XVIe siècle : Growelin, ou Graulin, puis Grolly à la fin du XVIIe (Wagner, 2000 : 82)[4]. C’est aussi l’époque où la légende commence à verser dans le folklore, que le dragon devient amateur de chair humaine et qu’apparaît la nouvelle étymologie de la rue Taison (« Taisons-nous ! Taisons-nous ! »)[5]. Depuis, le folklore a fait du dragon un monstre ailé qui survolait la ville de Metz à la recherche de ses proies (surtout des enfants)[6], mais qui hanterait peut-être encore les lieux, sa disparition n’ayant jamais pu être prouvée. Certains diront même que tant que l’effigie du monstre restera enfermée dans la crypte de la cathédrale, la ville sera en sécurité.

Le Graoully (album)

Devant la première de couverture du Graoully, album de René Bastien, Bernard Laurendin et Laurel (2012), le tout jeune lecteur messin ne s’y trompera pas : cette cathédrale de pierre jaune qui occupe le tiers de la page, c’est celle de sa ville, qu’il connaît bien, et ce dragon rouge qui le regarde du coin de l’œil, perché sur le toit de la cathédrale, ce ne peut être que le Graoully. Mais reconnaîtra-t-il le personnage de gauche, qui porte une longue écharpe et une croix autour du cou ? Car sous couvert de l’histoire du célèbre dragon, c’est en fait surtout celle du premier évêque de Metz qui sera ici racontée. Le Graoully se présente en effet comme un album hybride, à la croisée de la fantasy, de la légende populaire et du texte religieux, et dans lequel illustratrice et auteurs ont donc choisi de faire fi de tout réalisme historique, quitte à verser parfois dans l’anachronisme et à rejeter du même coup toute tentative d’exploitation pédagogique visant à une structuration du temps par le jeune lecteur.

L’album s’ouvre sur l’imaginaire enfantin des dragons : un univers entièrement fictif, a-temporel, presque mythique. Le fils d’Horus (notons la référence au dieu faucon de la mythologie égyptienne) est né sur l’île aux Dragons, une île « oubliée des hommes » et « que les cartographes [n]’ont pas dessinée ». Il y vit quelque temps jusqu’au jour où un cyclone l’emporte à « Divodurum (l’antique cité de Metz), au cœur de l’amphithéâtre situé sur les bords de la Seille ». Il mange une chèvre, y prend goût, et… devient un dangereux carnivore. S’opère ainsi un glissement générique vers la légende, dans une version qui puise cependant à la fois dans l’hagiographie (même si le mot « saint » n’est en fait jamais utilisé) et dans le merveilleux des adaptations populaires plus récentes de l’histoire du Graoully. Clément, envoyé à Metz par le Pape[7], s’arrête à Gorze où il prie ; arrivé à Metz, pressé par la population qui reconnaît en lui le représentant de Dieu, il accepte de faire face à ce dragon cracheur de feu et amateur de chair humaine qui plane au-dessus de la ville et menace la population ; il lui passe « mine de rien » son étole autour du cou et l’étrangle avant de le jeter à la Seille.

À ce mélange des genres s’ajoutent quelques libertés prises tant dans la narration verbale (texte) que dans la narration iconique (images), libertés qui ne manqueront pas de faire sourciller le lecteur adulte averti, en l’occurrence l’adulte qui accompagnera la lecture et saura replacer saint Clément au début du Christianisme. L’ouverture du récit textuel de la partie légende – « Tout est calme, la guerre avec les Gaulois est terminée » – semble situer l’action peu après la guerre des Gaules, c’est-à-dire peu après 51/50 avant J.-C. et donc, en toute logique, près d’un siècle avant le premier pape. Et la narration iconique (destinée en premier lieu aux jeunes lecteurs-cibles) d’évoquer quant à elle un Divodurum plutôt féodal avec, en lieu de légionnaires romains, des chevaliers ou soldats avec cottes de mailles, casques cervelières, boucliers écus et étendards à deux pointes. À l’univers diégétique d’Astérix possiblement évoqué par l’allusion à la guerre des Gaules s’en superpose ainsi visuellement un autre : celui d’un imaginaire on ne peut plus stéréotypé où dragons et Moyen Âge semblent aller de pair.

Dans le même ordre d’idées, la narration verbale évoque les étapes du voyage de Clément de Rome à Metz, puis les traditionnels points d’ancrage de la légende tels que les évoquaient déjà les hagiographies : Gorze, où s’agenouille Clément laissant ses empreintes dans la pierre, l’amphithéâtre, la Seille et même le temple de Jupiter, lieu de rassemblement païen. Elle se conclut cependant par la mention d’une fête donnée en l’honneur de Clément sur le « champ à Seille », l’une des plus grandes places de Metz du Moyen Âge (située à l’emplacement du parking Coislin d’aujourd’hui). Cet autre anachronisme est sans aucun doute lui aussi motivé puisque ce toponyme a l’avantage d’en évoquer d’autres dans l’esprit du jeune lecteur messin d’aujourd’hui (comme la Place du Pont-à-Seille), et que le Champ à Seille est l’endroit qui accueillait, au XIIIe siècle, la foire de Saint-Clément[8]. Ajoutons que l’image qui accompagne l’épisode du Champ à Seille reprend un autre « lieu commun » de la légende connu par l’ensemble de la communauté messine, la célèbre enluminure du non moins célèbre manuscrit 5227 de la vie de saint Clément (XIVe) (de la bibliothèque de l’Arsenal), enluminure qui est associée régulièrement au Graoully, et figure même sur la première de couverture de l’édition de 2009 des Contes et Légendes de Lorraine de Nicole Lazzarini…

Mais ce sont les figurations iconiques de la ville de Divodurum qui sont peut-être les plus surprenantes. En effet, en arrière-fond, derrière quelques vieilles pierres, se devinent des maisons aux volets extérieurs ou aux cheminées plutôt modernes. Quant aux représentations plus panoramiques de l’univers diégétique, elles révèlent les hauts lieux d’un patrimoine architectural emblématique du paysage messin d’aujourd’hui. Les jeunes lecteurs qui auront reconnu en couverture cette cathédrale de pierre jaune comme étant celle de leur ville (cathédrale dont la construction n’a été achevée, rappelons-le, qu’en 1552), sauront sans aucun doute reconnaître aussi visuellement dans le Divodorum de saint Clément : la Porte des Allemands (construite aux XIIIe et XVe siècles)[9] et, dans l’épisode précédent l’arrivée de Clément à Metz, le Temple Neuf (nouveau temple construit entre 1901 et 1905). Quant à l’Amphithéâtre ou au temple de Jupiter, qui ont aujourd’hui tous deux disparu du paysage messin, s’ils sont mentionnés, ils ne sont pas représentés visuellement (Clément approche le dragon dans ce qui ressemble à un pré).

Marc Soriano (1975) a déjà noté que tout déplacement dans le temps est vécu par les jeunes lecteurs plutôt comme un déplacement dans l’espace (ou le monde) du « Il était une fois ». Replacer visuellement la légende dans cet espace imaginaire du « Il était une fois » (aussi stéréotypé soit-il) et y associer des éléments appartenant à un patrimoine architectural (matériel) contemporain, clairement identifiable au quotidien, ne pourra donc que renforcer, chez les tout jeunes lecteurs, l’importance de la légende de saint Clément comme marqueur identitaire de la culture messine d’aujourd’hui.

Clémentine et le Graoully

C’est une approche diamétralement opposée qu’avait adoptée un an plus tôt l’auteur-illustrateur Lionel Larchevêque (2011) avec Clémentine et le Graoully, album destiné aux 3-6 ans, publié aux éditions messines Feuilles de menthe[10] et édité dans le cadre du projet Les Figures de Metz, « projet alliant patrimoine et création, et développé par les Bibliothèques-Médiathèques de Metz[11] ».

Notons tout de suite que le modèle social de l’enfant lecteur est ici clairement celui « qui a près de lui un adulte qui “lit” ou accompagne la lecture […] pas seulement au niveau de la lecture “à plat” [mais en ayant conscience] qu’il y a là une occasion d’introduction à un patrimoine culturel » (Bonnery, 2010 : 3). Pour preuve, l’imposant dossier pédagogique « Sur les traces du Graoully » préparé en collaboration avec Kevin Kazek (assistant de conservation au Musée de La Cour d’Or) qui occupe près du tiers de l’ouvrage : ce dossier remonte aux sources de la légende (du texte de Paul Diacre aux enrichissements qui ont suivi), explique avec simplicité son symbolisme et sa moralité, présente les manifestations religieuses et folkloriques auxquelles elle a donné lieu (rogations), évoque la Metz gallo-romaine et les « traces » du Graoully dans la Metz d’aujourd’hui.

L’histoire est celle de Clémentine, petite fille de Divodurum, petit monstre à l’affreux caractère, qui décide de tenir tête à son alter ego, le Graoully, gros monstre rouge cornu à queue de diable, qui, comme elle, terrorise la population ; elle le poursuit dans les rues de la ville jusque dans l’amphithéâtre, où il s’apprête à la dévorer. Mais un vieil homme passe une écharpe autour du cou de la bête et l’entraîne hors de la ville… avec Clémentine. Dans la forêt, les deux monstres deviennent alors les meilleurs amis du monde. Ils rejettent toute violence et mangent beaucoup de soupes : le Graoully rétrécira jusqu’à devenir un petit lézard, et Clémentine, elle, en sortira grandie, devenue une « belle jeune fille tout à fait sage ». Dépouillé de tout caractère religieux, ce joli détournement humoristique anti-violence et pro-légumes joue ainsi subtilement sur les motifs du conte initiatique et de la quête identitaire.

Une lecture à un second degré du message iconique permet cependant de voir cet album aussi et surtout comme une introduction à l’époque gallo-romaine. En témoignent, et ce dès les premières pages, la représentation de l’espace diégétique (murs où alternent pierres et briques, amphores, inscriptions en latin telles que medica, vasa, via scarponensis…) et les tenues vestimentaires des personnages (tuniques, sandales, cuculus…). Dans le cadre de notre réflexion sur les lieux de la légende, le plan de la ville de Divodurum qui accompagne l’épisode de la poursuite du Graoully par Clémentine mérite alors qu’on s’y attarde. Central tant de par son emplacement dans l’album-objet que de par la thématique de quête qui lui est associée, ce plan offre en effet une lecture, un décodage, par strates.

  • Représentation d’une topographie fictive (le Divodurum de Clémentine), il invite bien sûr le jeune lecteur à reconstituer le chemin parcouru par les protagonistes : en direction du relais de poste, à travers le dédale de petites rues en haut de la colline, en suivant la via inferior et la grande voie qui menait à Argentoratum [Strasbourg], pour arriver enfin à l’amphithéâtre abandonné où se nouera l’action. Le jeune lecteur est ainsi invité à déambuler lui aussi dans cet espace fictif, et à se l’approprier.
  • Mais de par l’horizon d’attente posé par le nom « Graoully » et par la place de premier plan qu’occupe l’amphithéâtre, ce plan se lira aussi pour beaucoup comme une transposition de la topographie d’un autre espace imaginaire à reconstituer et à s’approprier, celui de l’hypotexte (la légende de saint Clément), ville gallo-romaine comportant outre un amphithéâtre (ici sur la belle page), aqueduc, thermes, forum, statio [poste], palestre… (fonction pédagogique).
  • La légende étant ancrée dans une réalité historique et géographique que les Messins connaissent bien, ce plan s’offre donc enfin comme transposition de celui du « vrai » Divodurum gallo-romain, c’est-à-dire comme palimpseste de la topographie messine d’aujourd’hui.

Repris quasiment à l’identique dans le dossier pédagogique avec notes en bas de pages et renvois historiques, géographiques et photographiques, ce « plan de Divodorum à l’époque de Clémentine » devient alors aussi, dans le cadre d’une lecture accompagnée, un jeu consistant à associer certains éléments de l’espace diégétique à des lieux réels contemporains en s’appuyant sur leur forme, leur nom ou leur emplacement : le bâtiment de Saint-Pierre-aux-Nonnains était « peut-être utilisé par les Gallo-Romains comme palestre », les thermes sont « situés à l’emplacement du Musée de la Cour d’Or » (leurs ruines en occupent en effet le sous-sol) et le forum, n’est-il pas au même emplacement que la place du Forum, près du Centre Saint-Jacques d’aujourd’hui ?

Comme le rappelle Christophe Meunier (2014 : 221), dans les albums pour enfants, les cartes cherchent « à porter un message spatial fort de territorialisation, de domination d’une aire circonscrite ». Comme la jeune Clémentine a fait de sa ville son territoire (qu’elle défend et qu’elle connaît bien, commentant même le parcours du Graoully par un « Encore un qui ne connaît pas la ville ! »), le jeune lecteur messin, qui s’identifiera à la jeune protagoniste, sera ainsi lui aussi invité à partir « sur les traces du Graoully[12] » et à s’approprier le patrimoine historique et culturel de la ville de Metz, à commencer par les sites gallo-romains : l’aqueduc « dont les arches sont encore debout à Jouy aux arches et à Ars sur Moselle », les restes de remparts de la ville « en bas de la rue de Chèvremont », ou la statio, qui n’existe plus mais que l’on retrouve dans la rue Taison, rue dont le nom « serait une déformation de statio, une station postale où les fonctionnaires en voyage pouvaient s’arrêter pour changer de cheval » (mais auquel la légende, nous l’avons vu, a donné une toute autre étymologie). Cette quête, comme celle de Clémentine, contribuera sans aucun doute à la construction de l’identité messine du jeune lecteur qui ne pourra qu’en sortir grandi.

Sur les traces du Graoully

Sur les traces du Graoully est aussi le titre du roman de détection publié par Isabelle Haury en 2016 à l’Édition du bout de la rue (collection Detectivarium, destinée aux 9-12 ans). Dans ce volume[13], Guillaume et son inséparable compagnon (un ange) sont appelés à Metz pour enquêter sur la disparition récente d’un archéologue qui menait des recherches sur le Graoully. Mais la quête, comme l’annonce le titre, est en fait double : à celle du scientifique disparu, s’ajoute celle du Graoully, suspect évoqué en filigrane : « [saint Clément] aurait réussi à débusquer le monstre et l’aurait noyé dans la Seille. […] Toujours est-il qu’aucune trace, jamais, ne fut trouvée » (ibid. : 22, nous soulignons). L’enquête mène ainsi le détective (et donc le jeune lecteur) « au cœur de l’histoire et des secrets de la ville » (quatrième de couverture), dans les rues de Metz, au Musée de la Cour d’Or, à la cathédrale… Elle le conduit aussi chez un historien en possession de cartes révélant « ce que peu de Messins connaissent : le réseau sous-terrain de la ville » (ibid. : 44).

À cette double (en)quête correspond ainsi une double cartographie de l’espace diégétique : d’une part, la cartographie du monde « du dessus », urbaine, esquissée par les pérégrinations de l’enquêteur et dont le référent réel est clairement celui du Metz contemporain puisque le protagoniste apprend que la gare de Metz a été récemment rénovée et que le Centre Pompidou ne date que de quelques années ; d’autre part, la cartographie « du dessous », plus mystérieuse, légendaire, celle des souterrains et tunnels de la ville qui retiendra sans doute davantage l’attention des jeunes lecteurs.

Cartographie urbaine

La cartographie urbaine dans laquelle se déploie l’enquête relève clairement, surtout dans la première partie du récit, du circuit touristique. Citons, parmi d’autres, ce passage où le protagoniste traverse la « rue Serpenoise, artère centrale du quartier commerçant messin », pour « déboucher sur une place entièrement pavée », prend « la direction de la sublime cathédrale Saint-Étienne », débouche sur « une nouvelle place qui reli[e] le monument à la mairie de Metz », longe l’hôtel de Ville puis une rue assez sombre pour arriver enfin au « bâtiment imposant qui abrit[e] le musée [de la Cour d’Or] (ibid. : 16-18).

Ajoutons que la mise en place d’un narrateur détective parisien qui découvre la ville permet de conférer au récit une rhétorique parfois proche de celle du guide touristique (et peut-être même trop proche pour un récit de détection jeunesse) : Guillaume apprécie l’urbanité de la ville, qui a parfois des « allures de petit village [et sent] le bon vivre » (ibid. : 35), s’émerveille devant la gare « construite après l’annexion de la Lorraine en 1870 par un certain Kröger », « somptueus[e] avec sa haute tour ornée d’une horloge blanche [qui lui] donn[e] une allure de cathédrale » (ibid. : 12). Il admire les voûtes « à couper le souffle » du sous-sol du Musée de la Cour d’or (il s’agit ici du Grenier de Chèvremont), et n’hésite pas à affirmer que la cathédrale Saint-Étienne aux « deux grandes portes en bois […] surplombées par une multitude de sculptures (ibid. : 49), « connue notamment pour ses innombrables vitraux et aussi pour ses verrières gothiques » (ibid. : 16) « mérit[e] entièrement sa réputation » (ibid. : 49). La mention, au sein de la diégèse, des circuits de triangles de bronze ou de laiton mis en place en 2007 par la ville de Metz (et plus particulièrement celle du circuit marqué à l’image du dragon et nommé lui aussi « Sur les traces du Graoully ») se doit alors d’être lue comme mise en abyme non seulement de la quête du protagoniste détective, mais aussi de la forte « mise en tourisme » des lieux de la légende du Graoully tels que présentés dans ce roman jeunesse.

Cartographie du monde sous-terrain

La cartographie du monde sous-terrain, quant à elle, est évoquée par la mention de trois types de documents « mystérieux » :

  1. Une carte de la légende « implantée sous terre » (ibid. : 44), celle des tunnels qu’aurait empruntés le dragon sous le quartier de l’amphithéâtre, reconstituée, dessinée « au fil des différents récits et entretiens que [le personnage historien a] pu avoir sur le sujet » (ibid.) : une carte qui, à l’image de l’autre légende du Graoully, se présente comme fruit d’un imaginaire collectif.
  2. Des documents évoquant des galeries « qui auraient traversé une bonne partie de la ville » et qu’utilisaient les Allemands après l’annexion de 1870, mais « aujourd’hui détruites par les nouvelles constructions » (ibid. : 45) : une cartographie donc légendaire elle aussi mais dans le sens figuré du terme[14], puisqu’« en creusant à certains endroits précis, on est quasiment certains de trouver des vestiges de ces ensembles. » (ibid.)
  3. Enfin, une carte à l’aspect de carte au trésor, sortie d’un très vieux manuscrit au papier jauni et sur laquelle, au-dessus d’un des tunnels qu’elle représente, « trône l’ombre du Graoully », « sorte de dragon terrifiant » (ibid.).

C’est cette carte qui, sans surprise, au prix d’une petite énigme à résoudre (le seul passage véritablement interactif de ce roman de détection) conduira le détective vers la résolution de l’enquête, ce qui ne manquera certainement pas d’inciter le jeune lecteur messin à aller vérifier au pied de la porte des Allemands, « près du lit de la rivière, dans un endroit complètement reculé, très loin de l’œil des passants » (ibid. : 93), s’il n’apercevrait pas l’entrée d’un mystérieux tunnel…

À la cartographie « du dessus » sera ainsi clairement associée la découverte du « monstre urbain » (pour reprendre le titre de l’exposition sur le Graoully du Musée de la Cour d’or de 2009-2010), et donc de l’identité messine, alors que la cartographie sous-terraine invitera plutôt à une descente dans le monde de l’imaginaire et des frissons, à la recherche du terrible dragon de la légende qui « [d]epuis des siècles […] repos[e] sous ses fondations » (ibid. : 105).

Ces promenades littéraires dans l’univers du Graoully, bien que versant parfois un peu trop dans le didactisme ou la mise en tourisme, montrent ainsi comment une légende traditionnelle souvent reléguée au simple folklore peut servir de tremplin à la découverte ou à la réappropriation, par de jeunes lecteurs, d’un patrimoine local fortement lié à l’identité d’une communauté. Comme le soulignent aussi Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson (2000 : 114), la légende permet, nous l’avons vu, d’articuler « culture locale, collectes de terrain, savoirs sur le monde et interrogation personnelle ».

Références

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Larchevêque L., 2011, Clémentine et le Graoully, Metz, Éd. Feuilles de menthe.

Lazzarini N., 2009, Contes et Légendes de Lorraine, Rennes, Éd. Ouest-France.

Malingrëy R., Éliane P., 1990, Martin et le Graoully, Dommartemont, Éd. du Chat Sauvage.

Meunier Chr., 2014, Quand les albums parlent d’Espace. Espaces et spatialités dans les albums pour enfants, Thèse en géographie, École normale supérieure de Lyon.

Meunier Chr., 2016, L’Espace dans les livres pour enfants, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Naïma, Mahler A., 2015, Radegonde et la Grand’goule, Urmatt, Ed. du Père Fouettard.

Nauman-Villemin C., Ancé-Pereira E., 2004, Le Graoully, Bouxwiller, Éd. du Bastberg.

Picard J.-Ch., 1990, « Le recours aux origines. Les Vies de saint Clément, premier évêque de Metz, composées autour de l’an Mil », pp. 367-384, in : Picard J.-Ch., dir., Évêques, saints et cités en Italie et en Gaule. Études d’archéologie et d’histoire, Rome, Publications de l’École française de Rome, 1998. Accès : http://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1998_ant_242_1_5749.

Privat J.-M., Vinson, M.-Chr. 2000, « Quand les enfants lisent la légende du Graoully », pp. 99-118, in : Privat J.-M., dir., Dans la gueule du dragon, Sarreguemines, Pierron.

Soriano, M., 1975, Guide de littérature pour la jeunesse, Paris, Delagrave, 2002.

Wagner, 2000, « Le Graouilly, chronique d’une folklorisation », pp. 79-08, in : Privat J.-M., dir., Dans la gueule du dragon, Sarreguemines, Pierron.


[1] Le projet d’établissement Figures de Metz © « se fonde sur un développement de la culture de l’image racontant l’histoire interculturelle de Metz et des personnalités qui ont jalonné son passé et forgé l’avenir ».

[2] C’est d’ailleurs aussi l’expression qu’utilisait le quotidien Le Lorrain le 31 janvier 1951 pour annoncer la reprise des activités carnavalesques liées au Graoully que l’on mettait ainsi au service de la promotion de la ville : « la résurrection du Graoully sera la grande attraction de la saison » (Wagner, 2000 : 94).

[3] Voir l’utilisation des légendes dans le programme du cycle 2 mettant l’accent sur la structuration du temps et la prise de conscience d’événements et de réalités du passé. Soulignons qu’il y a 15 ans, Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson regrettaient que les légendes ne soient pas étudiées dans les écoles (Privat, Vinson, 2000). Nous ne traiterons pas ici de deux albums plus vieux et maintenant épuisés : Le Graoully (Nauman-Villemin, Ancé-Pereira, 2004) et Martin et le Graoully (Malingrëy, Éliane, 1990).

[4] « Ce nom serait issu du mot germanique Graus signifiant en ancien comme en moyen haut allemand : sinistre, épouvantable, affreux, effroyable » (Wagner, 2000 : 82).

[5] Le nom « Taison » aurait en fait pour étymologie le mot latin statio (Wagner, 2000 : 87, n. 28).

[6] On lira par exemple le recueil d’André Dorny (1953).

[7] Le Pape envoie Clément à Metz, Mansuy à Toul et Sanctin à Verdun.

[8] La foire de Saint-Clément (mai) « avait lieu au XIIIe siècle sur le Champ-à-Seille. Le Champ-à-Seille était une des grandes places de Metz. C’était, à l’origine, un espace situé entre les murailles de la ville et la Seille, puis ensuite enfermé dans l’enceinte de la ville au XIIIe siècle. Cette place carrée s’entoura de maisons soutenues par des arcades. Il s’y accomplissait certains actes de la vie publique : grandes assemblées populaires, fêtes, exécutions de criminels, etc. » (« La foire internationale de Metz et ses origines », http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/34113/ANM_1964_1965_143.pdf).

[9] L’illustratrice s’est clairement inspirée d’une représentation de la porte aux environs de 1900. (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Metz_Porte_des_Allemands.jpeg).

[10] Dans la collection « Le Thé aux histoires », collection de livres pour enfants « aux parfums d’Alsace et de Lorraine » (http://letheauxhistoires.blogspot.ca/p/qui-sommes-nous.html).

[11] Cette mention apparaît dans l’album juste avant le dossier pédagogique (l’album n’est pas paginé).

[12] Les plus grands pourront même aller sur le site des Figures de Metz et entreprendre d’autres jeux de pistes « sur les traces du Graoully » : http://en.calameo.com/read/00065793437967ab0e9fa.

[13] La collection compte actuellement 32 numéros, écrits par des auteurs différents.

[14] Lire « Histoires et légendes souterraines de Metz », Groupe BLE Lorraine, http://blogerslorrainsengages.unblog.fr/2009/05/11/histoires-et-legendes-souterraines-de-metz/; Le Républicain lorrain du 14 août 2016 (Édition de Metz) atteste aussi de l’existence de telles galeries : Olivier Jarrige, « On a retrouvé les sept souterrains nazis de Metz » http://www.republicain-lorrain.fr/edition-de-metz-ville/2016/08/13/on-a-retrouve-les-sept-souterrains-nazis-de-metz.

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