Nicolas Brucker

Nicolas Brucker
Écritures
Université de Lorraine
F-57000
nicolas.brucker[at]univ-lorraine.fr

Charles de Villers deux cents après, ou l’opportunité d’être lorrain


Charles de Villers (1765-1815) connut la destinée singulière des émigrés, qui, devant précipitamment quitter la France pour un pays voisin, ont fait souche au point de changer d’identité, de langue, de culture[1]. Plus singulier encore, son destin lui a imposé des choix qui impliquaient de renier l’appartenance française. Il s’est souvenu alors, très opportunément, qu’il était lorrain, né à la fin du règne du dernier duc, quelques mois avant le rattachement de la Lorraine à la France ; et même lorrain-allemand, étant né à Boulay, par-delà la frontière linguistique. Deux cents ans après, des glissements sémantiques ont transformé le sens des mots : franco-allemand, européen, lorrain, tous mots incontournables du discours de la promotion culturelle, dont l’emploi est rendu obligatoire par l’opportunisme médiatique, ont pris une résonance autre. Or ces mots définissent des territoires, et justifient des politiques culturelles. Le retour de Charles de Villers en Lorraine en 2015, à l’occasion du bicentenaire de sa mort, pose la question de la compatibilité entre deux paradigmes, de la superposition de deux cartographies. Les commémorations de 2015 permettent d’envisager les difficultés et les limites de la patrimonialisation, mais aussi les tensions qu’elle ravive, parfois très opportunément, dans les territoires de notre moderne Lorraine. Au-delà du cas particulier d’un auteur, nous voudrions porter la réflexion au niveau de la place des auteurs lorrains dans le paysage culturel de nos territoires, entre patrimonialisation et création artistique… et sur l’opportunité d’être lorrain au début du XXIe siècle.

La Lorraine boulageoise

Quelques mots pour commencer sur le territoire du Pays Boulageois. Boulay occupe une position médiane entre le bassin houiller (Creutzwald, Saint-Avold, Freyming, Forbach) et le sillon mosellan d’une part, entre la Sarre et le val de Seille d’autre part. L’entité politique de cette communauté de communes – un Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) – est née en 2007, regroupant 26 communes, sur une surface de 222 km2, et comptant 14 800 habitants. Coincé entre des zones urbaines à forte densité de population et des zones au passé récent marqué par l’industrie minière ou sidérurgique, ce pays affirme une identité clairement rurale. Une ville, Boulay-Moselle, de 4 800 habitants, en occupe le centre. Même s’il subit, de façon croissante, l’attraction du pôle messin, le territoire jouit lui-même d’une relative attractivité, comme en témoigne sa démographie, en hausse régulière de 2 % par an, ce qui, à l’heure de la désertification des communes rurales, est un signe encourageant.

Sept ans seulement après la création de la Communauté de communes du Pays Boulageois (CCPB), la réforme territoriale allait obliger de tout revoir. La loi NOTRE – acronyme pour Nouvelle organisation territoriale de la République – impose en effet un seuil de 5 000 habitants aux communautés de communes : il en manquait 200 pour atteindre ce seuil. Des négociations entre le préfet du département de la Moselle et la CCPB eurent lieu durant toute l’année 2015, dont les procès-verbaux de délibération font état. On y lit d’abord l’amertume des conseillers, qui reviennent sur le travail fourni pour donner une identité à la communauté, et leur lassitude devant la perspective de devoir recommencer ce travail dans une aire au périmètre élargi. Deux thèses s’affrontent alors : celle du préfet, qui en gestionnaire avisé plaide pour un regroupement avec les communautés de communes du Haut-Chemin (Vigy) et de Pange, alors qu’aucun des intéressés n’était d’accord pour cette option ; celle du conseil qui préfère un mariage avec la Communauté de communes de la Houve (Falck), sur la frontière, à l’est de Bouzonville. Ce fut cette dernière qui s’imposa, au terme de plusieurs rounds de négociations. Au 1er janvier 2017, une nouvelle entité de 37 communes et de 23 000 habitants, doit ainsi voir le jour. Les comptes rendus de délibération font apparaître une interrogation sur la manière de « faire territoire », au-delà des services et des compétences partagés – rappelons qu’à l’origine des regroupements intercommunaux, il y a souvent la mutualisation de la collecte et du traitement des ordures ménagères – par la recherche de références culturelles communes.

Quand en janvier 2014 je suis venu proposer une collaboration autour d’un programme scientifique dédié à Charles de Villers, à présent inscrit au Contrat de Plan État-Région « Ariane », j’ai bénéficié d’une écoute attentive et extrêmement favorable. Avec mon projet j’apportais à cette encore jeune Communauté de communes de quoi satisfaire un besoin identitaire. L’identité du territoire avait jusqu’à présent essentiellement été entrevue d’un point de vue géographique : les deux Nied, qui confluent à Condé-Northen dans la Basse-Nied, qui se jette ensuite dans la Sarre. Le projet Villers renforçait le versant historique du socle identitaire. Il venait prolonger des travaux d’érudition déjà réalisés par la Société d’Histoire et d’Archéologie de la Nied. La bibliothèque-médiathèque, primitivement André Malraux, avait été rebaptisée du nom de Charles de Villers en 2012. À l’origine de cette initiative on trouve Laurent Danner, le directeur général des services de la Communauté de communes, bibliophile et historien amateur. Ma proposition consistait en une jonction entre l’activité scientifique, qui consistait en un colloque et une exposition, et le public du salon du livre de Boulay, qui depuis quelques années se tient à la toute fin de juin.

À l’automne 2014 eut lieu une série de réunions dans le but de définir les contours du projet qui serait soumis dans le cadre de l’appel d’offre annuel du festival Cabanes (Département de la Moselle). Ce projet se divisait pour l’essentiel en deux volets : un salon du livre (6e édition, sur le thème de l’amitié franco-allemande, avec la ville allemande jumelée de Mengen) ; un ensemble de manifestations durant l’été, baptisé « Estivales en pays de Nied » (Fête de la Rivière début juillet ; festival de la culture au jardin fin août ; docu-concert ; illumination des Gässel). Le projet a reçu un soutien de 15 000 €. Au cours des réunions successives, j’ai pu observer les liens entre les différents partenaires, opérateurs culturels, associations, élus, artistes. Dans le contexte du territoire boulageois, l’organe fédérateur des associations est l’Union locale des Maisons des Jeunes et de la Culture, qui inclut dix MJC, et qui a la capacité de mobiliser plusieurs centaines de bénévoles. Quant à l’opérateur, il s’agit de Scènes et Territoires de Lorraine. Durant ces réunions, les interlocuteurs insistèrent sur l’idée d’être au plus près des attentes locales, de se mettre au service des territoires. Ils préconisèrent une méthodologie de travail qui consistait à partir des réalités socio-économiques, en l’occurrence la particularité d’une population rurale ou péri-urbaine. Ils ambitionnaient de créer un espace commun où toutes les attentes – celles des artistes comme celles des populations – allaient merveilleusement trouver à converger autour d’un même idéal de citoyenneté. Sous ce discours lissé et consensuel se cachaient des tensions entre une volonté de promouvoir la culture populaire et une tendance à exalter une culture patrimoniale, entre des projets qui visaient à valoriser l’action éducative et des projets artistiques d’excellence, entre une démarche de commande et une farouche revendication de la liberté artistique. Ce type de réunion aboutissait à des compromis qui donnaient l’avantage à des thématiques consensuelles, telle l’amitié franco-allemande, mais qui devaient in fine satisfaire aux codes du portage de projet et à la rhétorique des dossiers de demande de subvention. Ici comme ailleurs, le porte-monnaie dicte sa loi. Malgré ces compromis et la prime donnée au moins disant dans l’ordre de l’originalité, les réalisations artistiques, étant donné toutes ces contraintes, n’en sont pas moins intéressantes, souvent pertinentes, parfois spectaculaires. En 2015, Charles de Villers a servi de fil rouge pour le programme labellisé Cabanes, grâce à quoi on l’a retrouvé mis en voix et en mouvements par la Cie E.N.Z. de Nathalie Zanini ; mis en portrait par un atelier de gravure ; réinterprété en images et en textes à travers son œuvre par les élèves des écoles du secteur ; et surtout traqué par la Cie Blah Blah Blah qui a promené sa caméra et son microphone sur le territoire de la Nied, à Boulay et dans les environs. Le docu-concert « Périphérie à Boulay », produit le 29 août 2015, et dont la captation intégrale est visible sur Internet[2], faisait une place, non dénuée d’humour, à Charles de Villers, réincarné pour l’occasion en professionnel du bâtiment au volant d’un utilitaire. Le même soir, la Cie Carabosse illuminait avec des torchères les ruelles de Boulay, aussi appelées Gässel[3].

Charles de Villers, le Lorrain-allemand

Nous avons vu dans le contexte boulageois que l’identité lorraine n’est uniforme que du point de vue de Paris : il n’y a, en réalité, non une mais des Lorraine. On n’est pas lorrain de la Nied comme on est lorrain de Pange. Et les recompositions successives imposées par les découpages territoriaux n’ont pas concouru à simplifier les choses.

La situation était-elle plus simple, deux cent cinquante ans plus tôt, à l’époque de la naissance de Charles de Villers ? Rien n’est moins sûr. Boulay était bailliage du duché de Lorraine, mais dans la zone linguistique germanophone. La co-existence du français et du francique correspondait à une différenciation sociale : la bonne société parlait français quand la bourgeoisie parlait platt. Située sur la frontière linguistique, aux limites du duché et aux marches du royaume, Boulay occupait une position géographique qui en fit un des points de passage des émigrés de 1791-1792 vers l’Allemagne voisine. C’est en cette année 1792 que Charles de Villers, alors capitaine d’artillerie, décide de quitter la France. Il ne sait pas encore que ce voyage sera pour lui un aller sans retour. Son histoire est, à partir de là, celle d’une germanisation progressive, d’abord aléatoire, puis méthodique, jusqu’à une assimilation telle qu’il se trouvera par la suite en position de se faire l’avocat de la germanité auprès du public français.

Officier en désertion de l’armée française, expatrié volontaire, bientôt inscrit sur la liste des émigrés, et condamné à mort par contumace, Charles de Villers a perdu toute espèce d’appartenance nationale, ce que l’allemand rend, mieux que notre équivoque « apatride », par le vocable « Staatenloser ». On sait par les registres d’inscription de l’université de Göttingen qu’il se déclare à cette époque comme liégeois[4]. Liège, principauté épiscopale francophone de l’Empire germanique, occupée par les troupes françaises de Dumouriez, est en 1795 annexée à la France. Il est vraisemblable, dans ce contexte troublé de guerre et d’occupation, de se présenter en Westphalie sous une identité liégeoise. Cela vaut mieux dans tous les cas que de s’avouer émigré français. Les Allemands sont à cette époque très partagés sur ce qu’il faut penser de la Révolution de France : l’enthousiasme le plus insensé cohabite avec la gallophobie la plus outrée. Il en est qui réclament le rattachement de la Rhénanie à la France, quand d’autres espèrent la victoire de la Première Coalition sur les armées françaises. Se déclarer Français en ces années-là c’est prendre le risque de s’exposer à l’ostracisme et au rejet. La nationalité liégeoise protège donc Charles de Villers de ce genre d’attitude à son égard. Notons que dix ans plus tard il est toujours qualifié pour les universitaires de Göttingen de « Leodiensis[5] ».

Pourtant dès 1800, Charles de Villers a changé de stratégie : il avoue désormais haut et fort ses origines, mais en mettant prudemment l’accent sur son identité lorraine. Certes le contexte a changé : les sanguinaires montagnards ont fait place à un homme fort, capable, semble-t-il, de redresser le pays, et qui éveille alors plus d’espoir qu’il n’inspire de réprobation. L’état de grâce de Bonaparte sera pourtant de courte durée. Au moment d’être agrégé, en qualité de membre correspondant, à la Société savante de Göttingen (Akademie der Wissenschaften zu Göttingen), Charles de Villers rédige un curriculum vitae (Lebenslauf) qui commence par ces mots : « Charles de Villers, né en Lorraine allemande, le 4 novembre 1765[6] ». Plus loin il rappelle qu’il est né dans la Lorraine ducale : « Est-ce parce que le hasard m’a fait naître sous la domination française (je suis né quelques mois avant la fin du règne de notre dernier duc Stanislas ; après lequel nous fûmes définitivement réunis) ». Il fait ainsi jouer les deux variables, linguistique et politique, qui, combinées, donnent quatre Lorraine différentes, et il se situe quant à lui dans la Lorraine ducale allemande, cas de figure qui redouble l’opposition à la France. En écrivant « Lorraine allemande », il signifie donc qu’il n’est Français ni par la nationalité, puisqu’il est sujet du défunt duc, ni par la langue, puisqu’il est né en territoire germanophone. Quatorze ans plus tard, quand, les Français ayant quitté la Westphalie, il adresse aux nouvelles autorités une supplique pour demander sa réintégration dans le corps professoral de Göttingen, il reprend la même argumentation, recourt à la même différenciation, mais invoque aussi son action au service de la promotion de l’identité allemande, grâce à quoi il a gagné « le droit de n’être plus regardé et traité comme un étranger, comme un Français, dans aucun des états de l’Allemagne[7] ».

Charles de Villers a bien saisi l’opportunité à se dire lorrain, surtout dans la période troublée que traverse l’Europe, l’Allemagne singulièrement, partiellement annexée ou francisée entre 1806 et 1813. Se dire lorrain quand on est condamné à mort dans son propre pays, c’est prudent. Se dire lorrain quand ses compatriotes commettent exaction sur exaction dans la terre où l’on a trouvé refuge, c’est une nécessité vitale. Se dire lorrain, quand le pays où l’on a fait souche, enfin débarrassé de ses occupants, pense à se donner une forme politique, c’est opportun. Notons que cet opportunisme, justifié par les circonstances, ne suffit pas à rendre compte de la revendication de l’identité lorraine. Charles de Villers se sent profondément lorrain : il est issu d’une lignée d’officiers au service des ducs de Lorraine, petits administrateurs, comme son père ou son grand-père, tous deux receveurs fiscaux[8].

Nous serions tentés aujourd’hui de trancher la question en qualifiant Charles de Villers de « franco-allemand ». Une telle appellation existe à l’époque, mais elle n’a qu’une acception strictement culturelle. Certains de ses amis et correspondants le nomment ainsi : « Gallo-Germanier », écrit Carl Friedrich Cramer[9]. Sur son diplôme de professeur de l’université de Göttingen, en date du 27 septembre 1805, il est « Germano-lothringer ». Goethe a décidé : en affublant son ami du sobriquet de « Janus bifrons », il l’a défini comme un être à double visage, regardant simultanément vers la France et vers l’Allemagne[10]. Quant à la double nationalité, c’est une autre affaire. D’abord la notion est inconnue à l’époque dont nous parlons. Le ministre de l’intérieur français Montalivet, proche de Charles de Villers, met en garde son ami contre le risque que présente le titre de citoyen de Brême que la ville hanséatique veut lui décerner. S’il jouit des droits de citoyen de Brême, il perd la qualité de français, en vertu de l’article 17 du Code civil, « par la naturalisation acquise en pays étranger[11] ». Rappelons enfin, alors que nous vivons aujourd’hui une quasi osmose entre les deux peuples, que tout opposait la France et l’Allemagne, que Charles de Villers, qui lui-même s’est employé à œuvrer à la compréhension mutuelle des deux nations, admet qu’il y a « une distance infranchissable de l’esprit français à l’esprit allemand, [et qu’]ils sont placés sur deux sommets entre lesquels il y a un abîme[12] ».

La situation de Charles de Villers en 1814, quand, l’occupant français s’étant retiré, il se retrouve face aux nouvelles autorités de Westphalie, n’est pas sans évoquer celle des Allemands de Deutsch-Lothringen, qui, après l’armistice de 1918, durent trouver refuge en Allemagne, où on ne les attendait pas (Wittenbrock, 2015). Homme des frontières, Charles de Villers est en quelque sorte nativement voué à une existence à cheval entre les nations, les cultures, les langues. D’une nationalité il n’occupe que la frange la plus contiguë à la nationalité voisine, ce qui le rend apte à jouer un rôle de médiateur culturel, mais ce qui le rend aussi vulnérable en cas d’instabilité politique. Ses amis, notons-le, occupent la même position marginale dans leurs champs nationaux respectifs, qu’ils soient lorrains, comme Montalivet, Grégoire ou Berr, suisses, comme Constant, Stapfer ou Müller, rhénans, comme Reinhard, Görres ou Jacobi, alsaciens, comme Arnold, Haffner ou Koch, ou belfortains, comme Cuvier.

L’opportunité d’être lorrain, et pas lorrain en général mais lorrain de tel ou tel territoire – le mot étant pris dans une acception spatiale mais plus encore politique – Charles de Villers l’a comprise et mise en application. Cela a si bien fonctionné qu’à deux cents ans de là, d’autres Lorrains rejouent la carte de l’identité lorraine, pour redynamiser un espace rural qui se trouve dans un entre-deux géographique et culturel. Qu’ils aient cru trouver en Charles de Villers un emblème des nouveaux défis que leur lance la réforme territoriale n’est sans doute pas anodin. Charles de Villers par la trajectoire qui est la sienne, par l’utilisation opportuniste de l’identité lorraine qu’il a faite, est une figure littéralement fascinante, car réfléchissant les interrogations contemporaines sur les nouveaux territoires. Intermédiaire, Mittler, il est l’emblème d’un territoire qui se veut « trait d’union » entre des régions distantes de la Lorraine – Metz et le sillon mosellan, le bassin houiller lorrain et son prolongement sarrois – d’un territoire qui se pense comme jonction d’espaces hétérogènes. C’est peut-être cela être lorrain, se tenir sur une zone frontière, porter son regard simultanément vers l’intérieur et vers l’extérieur, et introduire un peu de cohérence dans un monde menacé par la dispersion et l’éclatement.

Une fois qu’on a noté cette étonnante convergence, on ne peut se dispenser de s’interroger sur les limites de cette identification, et sur les risques qu’elle fait courir à l’intégrité de l’image de l’auteur. Car une œuvre ne vaut que par l’infinie ressource qu’elle doit offrir à ceux qui viennent y puiser. En déclarant son droit de propriété sur un auteur, le territoire, parce qu’il circonscrit l’apport virtuel d’une œuvre à l’horizon contemporain, peut prématurément assécher la source. Faire porter à Charles de Villers le chapeau du parfait Franco-allemand est pertinent sur le plan de la communication ; à long terme cela produira un gauchissement tel qu’il sera très compliqué de retrouver l’original sous la caricature. La maison d’édition Le Cavalier Bleu a ouvert une collection « Idées reçues » dont l’objet est de corriger les raccourcis, contre-vérités et approximations dont souffrent différents domaines du savoir ; les écrivains célèbres n’y font pas exception[13]. L’identification d’un territoire à un auteur peut produire des effets semblables. Elle peut amener à minorer certains aspects dérangeants de la vie ou de l’œuvre, au prétexte qu’ils ne correspondraient pas aux attentes de la société. Les convictions royalistes de cet émigré, qui dès le retour de Louis xviii cherche à obtenir la décoration du Lys s’accordent mal avec notre républicanisme, tout consensuel et mou soit-il. Les diatribes anti-françaises de l’auteur qui s’acharne à pourfendre la frivolité française, pour mieux montrer la noblesse et la moralité des productions littéraires allemandes, sont généralement passées sous silence. Quant à la thèse de la supériorité de la race germanique, alors répandue dans les milieux savants, et dont Charles de Villers se fait l’écho dans certains de ses écrits, elle inspire aujourd’hui une telle réaction d’horreur qu’il devient difficile de la justifier en invoquant l’état du savoir, la domination du modèle français, ou l’éveil national allemand. Charles de Villers ne pourra devenir un produit de marketing pour le Pays Boulageois, qu’à la condition d’être purgé de tous les éléments qui choquent notre sensibilité de post-modernes.

Cette réflexion vaut pour tous les écrivains dont on est tenté de redécouvrir la pensée ou l’œuvre. Parce que le facteur territorial est le moins récusable, une ville ou une région trouveront une légitimité naturelle à se réclamer d’un enfant du pays. De là à identifier les logiques identitaires territoriales aux logiques identitaires de l’écrivain, il n’y a qu’un pas, qui peut être vite franchi. C’est à ce stade qu’intervient le facteur artistique : en réinterprétant l’auteur, au prix de distorsions parfois surprenantes, l’artiste se donne une liberté qui l’affranchit de la fidélité historique. Par là aussi il affranchit la figure de l’auteur d’une mission qu’elle serait censée assurer sur le territoire. L’affiche de la Cie Blah Blah Blah est à cet égard d’une extrême intelligence[14] : exploitant le portrait peint par Gröger, le graphiste a détouré la figure et placé en fond une vue aérienne de la campagne des environs de Boulay, puis a ajouté sous la forme d’un calque un extrait d’une carte ancienne, antérieure au rattachement de la Lorraine à la France. Il a produit une expression visuelle des données du problème : comment faire territoire à partir d’un passé dont on sait qu’il ne coïncide plus avec les questions et les attentes actuelles ? La réponse est peut-être dans le sourire qu’il a donné à Charles de Villers, aussi énigmatique de celui de Mona Lisa, et non moins ironique.

Références

Bernard M., 2016, Charles de Villers. De Boulay à Göttingen. Itinéraire d’un médiateur franco-allemand, Metz, Paraiges.

Stein M., 2007, Hugo, Paris, Éd. Le Cavalier Bleu.

Wittenbrock R., 2015, « Des indésirables partout ? Les expulsés et rapatriés allemands à destination de la Sarre après 1918 », pp. 332-348, in : Nauroy G., Laparra J.-Cl., éds, Metz. De l’Allemagne à la France. Mémoires de la Grande Guerre, Thionville, Gérard Klopp.

Wittmer L., 1908, Charles de Villers. 1765-1815. Un intermédiaire entre la France et l’Allemagne et un précurseur de Mme de Staёl, Genève, Georg.


[1] Pour une information complète concernant l’écrivain, on se reportera à la biographie de Monique Bernard (2016).

[2] Accès : https://www.youtube.com/watch?v=S9gpAJYX4is. Consulté le 25/01/17. À 11 mn 10, Charles de Villers apparaît au volant d’un utilitaire.

[3] À partir de cette nuit mémorable, le public a redécouvert l’existence de ces chemins situés à l’emplacement des anciens remparts. Le Républicain Lorrain pouvait ainsi titrer : « Les Gässel redécouverts » (13/09/15).

[4] Verzeichnis der Studierenden auf der Georg August Universität zu Göttingen auf das halbe Jahr von Ostern 1797 bis Michaelis 1797. Archiv der Stadt Göttingen.

[5] Voir le diplôme délivré par l’Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, et daté du 28 novembre 1806. Staats- und Universitätsbibliothek Hamburg.

[6] Villers’ Lebenslauf. Manuscrit autographe. Archiv der Akademie der Wissenschaften, Göttingen.

[7] Très humble représentation. 2 avril 1814. Manuscrit autographe. Staats- und Universitätsbibliothek Hamburg.

[8] Le père François-Dominique sera commissaire de la République, puis procureur impérial au tribunal de Sarreguemines.

[9] Lettre du 6 juin 1802, citée par L. Wittmer (1908 : 172).

[10] « […] da er wie eine Art von Janus Bifrons herüber und hinüber sieht ». Lettre de Goethe à Reinhard du 22 juillet 1810. Goethes-Jahrbuch, Bd. xx, 1899, p. 118.

[11] Lettre de Montalivet à Villers du 14 mars 1809. Staats- und Universitätsbibliothek Hamburg.

[12] Charles de Villers, Philosophie de Kant, Metz, Collignon, 1801, p. lxiv.

[13] Voir notamment : Marieke Stein (2007).

[14] Accès : http://www.republicain-lorrain.fr/week-end/2015/08/27/sound-of-floyd. Consulté le 25/01/17.

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