Noëlle Benhamou

Noëlle Benhamou
Centre d’études des relations et contacts linguistiques et littéraires
Université de Picardie Jules Verne
F-80000
noelle.benhamou[at]orange.fr

Les Vosges d’Émile Erckmann et d’Alexandre Chatrian : entre réalité et fiction


On considère, à tort, Émile Erckmann et Alexandre Chatrian comme des écrivains alsaciens, voire allemands, alors qu’ils étaient lorrains. Émile Erckmann (1822-1899), qui tient la plume, est originaire de Phalsbourg, et Alexandre Chatrian (1826-1890) est né à Grand Soldat, commune d’Abreschviller, et a vécu à Raon-l’Étape. Si la plupart de leurs œuvres évoquent un territoire germanique difficile à situer, mais fréquemment basé en Allemagne (Mayence, Francfort, Heidelberg…), la Moselle actuelle et les Vosges, à la limite avec l’Alsace, constituent le décor de nombreux contes et romans. Émile Erckmann et Alexandre Chatrian ont marqué de leur empreinte la Lorraine, en particulier les Vosges, qu’ils ont fait connaître aux lecteurs parisiens, et qui font partie du patrimoine culturel. La région leur a rendu hommage par l’érection de monuments à Phalsbourg et à Lunéville, et par un prix littéraire, considéré comme le Goncourt lorrain. Replacer les lieux de la fiction du duo dans la géographie actuelle pourrait sembler chose aisée puisque, en bons réalistes, les auteurs ont donné une photographie du réel. Les récits d’Émile Erckmann et d’Alexandre Chatrian parus après 1870, entre autres les Contes vosgiens (1877), sont-ils pourtant si faciles à replacer dans la géographie réelle ? La localisation des territoires vosgiens qui ont changé de frontières plusieurs fois en un siècle et demi serait tentante mais nous nous orienterons vers une géocritique en nous demandant si les Vosges d’Émile Erckmann et d’Alexandre Chatrian ne sont pas un territoire recréé et embelli par le souvenir d’un autre lieu perdu.

Phalsbourg et Saint-Dié : deux berceaux créateurs

Émile Erckmann, dont le père était relieur à Phalsbourg, et Alexandre Chatrian, fils d’un maître verrier originaire du Val d’Aoste, sont tous deux nés en Meurthe, qui deviendra Moselle en 1918. Après avoir étudié au collège de Phalsbourg et obtenu son baccalauréat à Nancy en 1841, Émile Erckmann, le plus âgé, va faire son droit à Paris mais revient chez lui suite à une fièvre typhoïde en 1845. Il rencontre à Phalsbourg en 1847 Alexandre Chatrian, qui partage la même passion de l’écriture et l’amour de leur région. Pour sceller cette amitié, ils parcourent les Vosges durant l’été. De cette association, naîtront des œuvres qui feront date et qui appartiennent majoritairement au genre narratif, même si Alexandre Chatrian adapte leurs contes et romans au théâtre, et qu’Émile Erckmann écrit des essais, des fables et des poèmes.

La Révolution de 1848 voit Émile Erckmann s’engager politiquement à Paris, puis à Strasbourg auprès de son frère Jules. Le Coup d’État de 1851 ramène les deux amis à la dure réalité et perturbe leurs projets littéraires. Alexandre entre l’année suivante comme employé de bureau à la Compagnie des Chemins de fer de l’Est pour assurer un revenu régulier. La correspondance des deux hommes a permis d’évaluer la place de chacun dans l’entreprise littéraire bicéphale : Émile Erckmann a des idées, les soumet à Alexandre Chatrian, les écrit et les fait lire à son complice qui donne son avis, fait remanier, puis place les œuvres dans la presse et auprès des éditeurs. En 1863, installés à Paris, près de la gare de l’Est, Émile Erckmann et Alexandre Chatrian retournent fréquemment en Lorraine. Ils publient chez Hetzel les Romans nationauxMadame Thérèse (1863a), Histoire d’un conscrit de 1813 (1863b), Waterloo (1864a) – à partir d’archives militaires et de souvenirs de discussions avec des grognards. Ces romans prennent tous pour point de départ la ville de Phalsbourg, à laquelle Émile Erckmann est viscéralement attaché, comme un enfant à sa mère. C’est elle qui l’inspire et a présidé à sa naissance en tant qu’écrivain.

Bien que l’œuvre dépayse ponctuellement le lecteur au point de le transporter dans des contrées lointaines et exotiques comme le Maghreb, l’Égypte, où se rendra Émile Erckmann, ou l’Amérique du Sud, l’essentiel des récits se situe en effet à Phalsbourg, berceau créateur et nourricier, où Émile Erckmann se ressource périodiquement. L’auteur réaliste parsème ses écrits de fiction de petits faits vrais recueillis auprès des villageois. On peut également trouver des traces autobiographiques puisque ses héros sont autant de doubles de l’auteur. Émile Erckmann observe beaucoup la nature environnante et fait de longues marches en Lorraine, notamment dans le massif des Vosges, afin de rendre ses romans les plus crédibles et les plus sensibles possibles au lecteur. Dès les premiers bombardements de 1870, il retourne à Phalsbourg mais, l’année suivante, il doit quitter la ville devenue allemande.

Après l’annexion, Émile Erckmann fuit à Paris et trouve refuge au Raincy, chez Alexandre Chatrian. Mais la ville marquée par l’insurrection de la Commune ne lui convient pas et il pense s’implanter dans l’Ouest, qu’il a déjà visité pour écrire ses récits sur les révoltes vendéennes. Son biographe Georges Benoit-Guyot (1963 : 164) écrit : « Aucune de ces localités n’eut l’heur de lui plaire, et les provinces de Normandie et de Bretagne lui parurent trop plates. Il leur manquait le pittoresque des montagnes, qu’à ses yeux les grandioses visions de la mer, partout voisine, ne remplaçaient point ». Émile Erckmann s’installe à Saint-Dié-des-Vosges chez les Goguel, dont il a fait la connaissance en Vendée. Montézuma Goguel, entrepreneur des travaux publics lorrain qui vit avec sa grand-mère phalsbourgeoise, accueille Émile Erckmann dans sa maison, appelée L’Ermitage, qui convient très bien au célibataire endurci, ayant reçu une éducation rousseauiste. L’hôte payant, recherché par la police du Reich pour crime de lèse-majesté, est d’autant plus satisfait qu’il a pour voisin Jules Ferry, récemment entré au gouvernement.

Coupé de son lieu favori et indispensable à sa création, Émile Erckmann fait de Saint-Dié sa seconde source d’inspiration. Si l’on excepte un voyage en Orient entrepris en compagnie de Montézuma Goguel en 1873 et de brefs séjours à Paris pour rencontrer Alexandre Chatrian, Émile Erckmann trouve dans les Vosges son havre de paix, un substitut de Phalsbourg. Les lettres envoyées à Alexandre Chatrian permettent de mesurer le degré de satisfaction éprouvé par Émile Erckmann. Le 4 septembre 1872, il écrit : « Je me félicite joliment d’être venu dans ce pays car il n’en existe pas de plus beau ou de plus agréable. Nous menons ici des existences de Sardanapales ; nos jours de jeûne sont des noces, et puis nous courons la montagne en voiture pour nous rouvrir l’appétit » (Erckmann, Chatrian, 2000 : 24-25). Le paysage des Vosges vues du côté de Saint-Dié lui rappelle celui de Phalsbourg et de l’Alsace bossue. Quelques jours plus tard, il écrit de nouveau à Alexandre qui travaille à Paris :

« Je suis à l’Ermitage de St-Dié depuis deux jours et j’y vis comme un coq en pâte. Goguel, sa mère et sa grand-mère, tous des compatriotes, m’ont reçu comme un membre de la famille et je retrouve ici l’air et la vie de Phalsbourg, le bon appétit et la bonne nourriture qui me convient. Bref, je suis au pays, et mieux encore, car la vue de tous côtés est admirable. […]

En route j’ai bien examiné la série de montagnes que Goguel me nommait à mesure. J’ai vu le champ de bataille de La Bourgonce où les Badois ont repoussé un de nos petits corps d’armée après six heures de combat acharné. On m’a raconté bien des détails sur les fusillades, les pillages commis par ces bandits, contraires à toutes les lois de la guerre. Tout cela, joint à la peinture des paysages vraiment magnifiques de ce coin de la France, ferait de très bons et beaux livres qui en temps opportun produiraient leur effet » (Erckmann, Chatrian, 2000 : 26-27).

Durant son séjour à Saint-Dié, Émile Erckmann produit beaucoup. Il tire son inspiration du lieu où il se trouve, s’éloignant des tableaux germaniques qu’il a tant décrits dans ses œuvres d’avant 1870. Ses romans, toujours publiés chez Hetzel, se situent désormais du côté français des Vosges, en Lorraine. Ainsi, l’action de Les Deux Frères (1873) se déroule-t-elle dans le village des Chaumes ; Histoire d’un sous-maître (1871) s’ouvre sur Saint-Nicolas-de-Port. En 1874, Le Brigadier Frédéric, histoire d’un Français chassé par les Allemands (1874) voit son héros quitter l’Alsace à regret, ainsi que les territoires annexés, notamment les « forteresses de Neuf-Brisach, de Schlestadt, de Phalsbourg, de Bitche, qui défendent les défilés des Vosges », tandis que l’incipit des Années de collège de Maître Nablot (s.d.) évoque « Richepierre, en Alsace, sur la pente des Vosges ». Il est question de Nancy dans Maître Gaspard Fix, histoire d’un conservateur (1875), de Metz et des Vosges dans les Contes de la montagne (1873a) et Les Vieux de la vieille (1880) et des provinces annexées dans Le Banni (1882). Même les œuvres exotiques telles que Une campagne en Kabylie (1873b) et Souvenirs d’un ancien chef de chantier à l’isthme de Suez (1876), font référence à la Lorraine. Comme Montézuma Goguel dont Émile Erckmann s’est inspiré, les héros de ses romans orientaux sont originaires des Vosges.

Les années passées à l’Ermitage de Saint-Dié sont donc particulièrement propices à l’écriture mais, en 1881, Émile Erckmann se brouille avec les Goguel et part s’installer à Toul avec sa servante maîtresse Emma Flotat. Il y tombe gravement malade et a l’autorisation de se rendre en convalescence à Phalsbourg. Après avoir pris sa retraite en 1884, Alexandre Chatrian quitte Villemomble pour Raon-l’Étape près de Saint-Dié. Les deux amis brisent leur amitié en 1887, suite à un aveu fait par Alexandre Chatrian à Émile Erckmann : il payait sur la caisse commune des nègres qui adaptaient leurs œuvres à la scène. En 1889, des attaques calomnieuses dans le Figaro amènent Émile Erckmann à porter l’affaire en justice. Son permis de séjour lui est retiré et il doit quitter Phalsbourg pour Lunéville, où il meurt du diabète en 1899, neuf ans après Alexandre Chatrian, décédé des suites d’une maladie nerveuse, sans doute d’origine syphilitique. Émile Erckmann n’a jamais oublié les paysages vosgiens, les reliefs, les cours d’eau, les sentiers qu’il parcourait à pied durant des heures en solitaire. Ils lui ont inspiré ses dernières œuvres, signées de son seul nom : Émile Erckmann, telles que Fables alsaciennes et vosgiennes (1895a) et Alsaciens et vosgiens d’autrefois (1895b).

C’est lors de cette parenthèse vosgienne, très prolixe du point de vue littéraire, qu’Émile Erckmann compose les récits rassemblés dans le recueil Contes vosgiens.

Les Vosges des Contes vosgiens

Dès 1870, Alexandre Chatrian avait conseillé à Émile Erckmann de situer leurs nouveaux récits à Saint-Dié, où l’auteur était le mieux placé pour voir défiler des réfugiés alsaciens et mosellans fuyant leurs pays annexés. C’était une façon pour Émile Erckmann de toucher le lecteur, de rendre hommage à une région qui l’avait accueilli, lui l’exilé, et de rendre compte d’une géographie réaliste. Ainsi germa l’idée des nouvelles qui devaient former le recueil des Contes vosgiens, publié chez Hetzel en 1877. Les cinq récits qui constituent le volume – « Annette et Jean-Claude », « Le Récit du père Jérôme », « Le Trompette des hussards bleus », « Le Vieux Tailleur » –, ont été conçus entre 1871 et 1876, à l’exception du dernier « Gretchen ou l’Accordée de village », œuvre de jeunesse publiée le 4 janvier 1858 dans Le Constitutionnel. Cette courte idylle entre un peintre vosgien et une jeune alsacienne clôt le volume sur une note poétique, proche du ton employé dans L’Ami Fritz (Erckmann, Chatrian, 1864b). Avec ce dernier récit, proche de la fable, le lecteur est transporté dans une sorte de hors temps qui le pousse vers l’imaginaire. Il peut y voir aussi le symbole de l’union des Alsaciens-Lorrains face à l’adversité et à la terrible annexion.

Les récits des Contes vosgiens n’obéissent pas à un ordre chronologique. Le premier « Annette et Jean-Claude » et le quatrième « Le Vieux Tailleur » se situent sous la Restauration et montrent le mépris envers les anciens soldats de l’Empire, relégués dans de petits villages vosgiens dont ils étaient la risée. Les deuxième et quatrième contes – « Le Récit du père Jérôme » et « Le Trompette des hussards bleu » – présentent l’invasion prussienne, la défaite et le départ des Alsaciens-Lorrains. Il y a donc bien un avant et un après 1870 dans un paysage qui paraît immuable et en accord avec les personnages quelles que soient les époques.

Comme tous les ouvrages d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, les Contes vosgiens sont illustrés, cette fois par Philippoteaux. Ils présentent des scènes d’action ou des paysages, destinés à instruire le peuple. Leurs écrits de fiction ont donc une visée didactique. Il s’agit pour les deux auteurs réalistes d’enseigner au plus grand nombre l’histoire, les us et coutumes mais aussi la géographie d’une province ou d’une région au sens large. Émile Erckmann procède, comme pour ses précédents romans, notamment, Histoire d’un conscrit de 1813 (1863b), pour lequel il avait parcouru le chemin emprunté par un soldat de l’Empire depuis Phalsbourg jusqu’en Saxe. Il chemine dans ce massif dissymétrique des Vosges, dont il connaît moins le versant occidental, long et en pente appartenant à la Lorraine, s’imprègne de la nature, repère les espaces, sans vraiment prendre de notes préparatoires, simplement en se gorgeant d’impressions. Le 21 avril 1877, il écrit à Alexandre Chatrian :

« Je vais m’occuper tout de suite de raconter la bataille de Nompatelize. J’ai déjà entendu plusieurs témoins de cette bataille, des gens du village et d’autres […]. Mon intention est aussi de peindre dans une suite de récits ce côté-ci des Vosges depuis Ste-Marie jusqu’au débouché de la Meurthe vers Lunéville. J’en ai maintenant le tableau dans l’esprit comme j’avais celui du côté Alsace avant de commencer les Romans nationaux. Je complèterai ma connaissance en faisant une ou deux tournées cet été avec Broillard et nous aurons alors une série de nouveaux romans comme les premiers » (Erckmann, Chatrian, 2000 : 116).

Cette technique permet à Émile Erckmann de relater avec une grande précision géographique les combats entre Allemands et Lorrains en 1870 dans « Le Récit du père Jérôme ». L’activité physique et le contact avec l’espace stimulent l’imagination de notre écrivain marcheur et amoureux de la nature : « Je suis en train de parcourir le pays avec Broillard. J’ai déjà vu le Climont, le Colroy et la Burgonce, Nompatelize et tout se dessine. Je me rends compte de l’action et j’espère que l’affaire deviendra palpable pour tout le monde lorsque j’en aurai fait la description » (Erckmann, Chatrian, 2000 : 120), confie-t-il à nouveau le 8 mai 1877 à Alexandre Chatrian.

Jusqu’à présent, Émile Erckmann ne connaissait que le versant oriental, court et abrupt du massif des Vosges, reliant le Nord de la Lorraine à l’Alsace. Dans ses contes fantastiques publiés aux alentours de 1850, il avait longuement évoqué cette région, primitivement unie à la Forêt-Noire, puis séparée par la formation du fossé rhénan. Les randonnées étaient d’autant plus faciles dans ces Vosges du nord, dites gréseuses, aux formes tabulaires, que les cols comme celui de Saverne étaient plus aisément franchissables. Il lui faut donc découvrir les Vosges cristallines, au sud, les plus hautes, aux sommets (ballons) parfois arrondis et aux cols élevés (Bussang, Schlucht). La population et les activités y sont plus nombreuses. Les vallées (Meurthe, Moselle, Thur, Fecht, etc.) et les principales villes (Saint-Dié, Remiremont, Thann) sont égrenées dans les récits.

« Annette et Jean-Claude », longue nouvelle ouvrant le recueil des Contes Vosgiens, se présente comme le récit de Jean-Claude Bruant, qui évoque son enfance sous la Restauration dans le hameau des Bruyères qu’il décrit avec nostalgie.

« Moi-même, qui suis un homme de progrès, je ne puis me rappeler sans attendrissement le petit hameau des Bruyères, où j’ai passé ma jeunesse : sa file de maisonnettes échelonnées sur la côte, avec ses toits de bardeaux, ses granges, ses hangars chargés de grosses pierres plates contre les coups de vent ; la petite chapelle de Saint-Fulbert effilée vers le ciel, les forêts à perte de vue sur toutes les cimes environnantes, et devant, l’immense plaine de la Lorraine, tantôt couverte de nuages, tantôt inondée de lumière » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 283).

Jean-Claude raconte sa rencontre avec la petite Annette Gaudin qu’il épousera, les luttes entre son oncle Nicolas Bruant, maire de Zornburg, et le curé Fischer qui exige des enfants (Jean-Claude et son frère Antoine) le catéchisme en allemand, les courses dans les bois et près des sources, le sort des vieux soldats de l’Empire devenus artisans ou des misérables comme Yéri-Hans, l’ermite cul-de-jatte d’une grotte qu’il ne quitte pas. Les noms des villes et des villages défilent : Sarrebourg, Bruyères près de Saint-Dié, « les maisons forestières du Holderloch et de La Tremblaye » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 338), mais aussi une flore et une faune locales typiques.

Émile Erckmann et Alexandre Chatrian utilisent moins l’effet de listes, cher aux réalistes, que des descriptions s’appuyant sur la prétérition :

« Je ne te parlerai pas de nos baignades dans la Zorne, ni de nos pêches à la main sous les roches qui bordent la rivière, ni de la visite des lacets de grand matin au passage des grives après les vendanges d’Alsace ; de la garde du bétail dans les prairies en automne, assis autour de nos petits feux, lorsque les bois commencent à prendre leurs belles teintes de rouille, que des coups de vent brusques enlèvent les feuilles mortes en tourbillons et les dispersent dans l’air, que des bandes d’oies sauvages en triangle traversent le ciel mélancolique. » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 290)

La visée de la nouvelle est moins de décrire la beauté d’un site que de dénoncer la suprématie du clergé, qui renvoie M. Mougeot, l’instituteur lorrain aux idées voltairiennes, au profit de M. Muller, et promeut la langue allemande, et les superstitions ridicules liées à un pseudo-miracle : l’apparition de la Vierge au vieil ermite. L’instruction obligatoire et laïque, libérée du clergé séculier, est bien sûr au centre des œuvres des deux Lorrains. Celle-ci ne fait pas exception.

Le récit « Le Vieux Tailleur » débute, lui aussi, son action en 1816-1820 à Sainte-Suzanne où le narrateur se souvient d’avoir connu Baptiste Mauduy, tailleur de son état, un ancien engagé volontaire de 92 qui avait commis des exactions en Vendée, d’où sous son surnom le Vendéen. Cet ex-32e demi-brigade est aussi un bretteur émérite, dit Lapointe, qui n’hésite pas à reprendre le fleuret pour venger une insulte. C’est le narrateur qui évite l’hécatombe en demandant grâce pour les offenseurs. Il est le seul à venir à l’enterrement de l’ancien escrimeur, lié à jamais à cette terre de Lorraine avec laquelle il s’est confondu :

« Depuis, j’ai passé souvent par là, dans la petite allée des Houx qui longe le cimetière et qui mène au village de Timery. Chaque fois, je me suis arrêté quelques secondes en face de la tombe sans croix et sans pierre du vieux tailleur ; la fosse est dans la haie, c’est maintenant une des plus vieilles, couverte de gazon, et les fleurs qu’on sème à droite et à gauche sur d’autres tombes s’étendent de son côté ; le pauvre vieux en a sa part » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 435).

Les toponymes rendent plus crédible et vraisemblable la vie des personnages ordinaires, même si la géographie littéraire est moins appuyée que dans les deux contes situés au centre du recueil.

« Le Récit du père Jérôme » et « Le Trompette des hussards bleus » exposent le lendemain de la défaite de Reichshoffen, les circonstances et les conséquences de la perte de l’Alsace-Lorraine à travers la triste expérience d’un Vosgien. La forme du conte qui nécessite une économie de moyens correspond bien à la rapidité de la défaite de 1870 et au caractère soudain de l’annexion. Il s’agit de toucher le lecteur et de le faire réfléchir à la situation des exilés. Émile Erckmann dénonce l’absurdité de l’invasion et la violence des Prussiens qui tentent d’effacer toute trace de présence française, abîmant le site naturel des Vosges et ses maisons. Il montre aux Français de l’intérieur ce qu’aucun manuel d’histoire et de géographie ne donne à lire aux écoliers : les détails de la vie après la défaite dans les régions annexées, les émotions des habitants tiraillés entre l’attachement à leur région et la loyauté envers une France qui les oublie peu à peu.

« Le Récit du père Jérôme » est un long récit qui s’appuie, une fois de plus, sur l’oralité. L’incipit plante le décor :

« Vous savez, me dit le vieux bûcheron Jérôme Thiry, que notre vallée de la Meurthe est séparée de l’Alsace par la côte de Sainte-Marie, par le Climont, le Donon et d’autres cimes élevées, presque toutes couvertes de sapins.

C’est un pays escarpé, difficile ; bien peu de gens en connaissent les routes et les sentiers » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 359).

Le narrateur recueille ainsi les confidences d’un sage, un homme de la montagne, qui a combattu pour sa région. Les batailles entre Lorrains et Prussiens sont relatées avec une grande précision géographique. Les moindres déplacements du héros peuvent être suivis sur une carte. Cette illusion réaliste est le fruit des repérages d’Émile Erckmann sur les sites eux-mêmes. Le père Jérôme vit avec sa femme à La Bourgonce mais sa fille, mariée avec Thomas Duhem, vit de l’autre côté des montagnes, au Chèvrehof, sans doute en Alsace, tandis que son fils Coliche s’est engagé comme 6e cuirassier. Cette famille éclatée géographiquement représente bien la situation des Alsaciens-Lorrains au moment de l’annexion. Sans nouvelles d’eux, Jérôme Thiry va parcourir les Vosges et se trouver confronté aux combats. Des extraits, trop nombreux pour être cités tous ici, montreraient que les espaces évoqués sont intimement liés aux actions du personnage. Ainsi des panoramas qui s’offrent au père Jérôme et qu’il peut voir lors d’une halte.

« Á cinq heures je tournais le dos à la Pierre-d’Appel, grimpant à droite, sous bois, le sentier des Trois-Scieries, jusqu’au haut de la Holte ; comme les uhlans ne faisaient que parcourir la vallée de Celles, de Schirmeck à Vexaincourt, par Raon-sur-Plaine, je ne tenais pas à suivre la route départementale, pour être arrêté ; j’aimai mieux grimper les ravins du Rabodeau. […]

Enfin, après avoir laissé Celles, Vexaincourt et Luvigny à gauche, j’arrivai vers midi dans les sapinières du Donon, et une heure après j’étais en haut, parmi les grosses roches […].

En haut, je m’assis sur une de ces roches, au milieu des ronces où passait le vent, mon bâton entre les genoux, et je me mis à regarder l’Alsace par-dessus les cimes innombrables des sapins.

J’avais derrière moi la vallée de Celles, et en face, de l’autre côté du Rhin, la Forêt-Noire ; à gauche la Lorraine, avec sous étangs qui reluisaient au soleil, et à droite, par delà Schirmeck, où descend la Bruche, la crête du Climont et le plateau du Camp-de-Feu » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 362).

Les descriptions ne sont jamais autonomes, détachées et gratuites mais toutes porteuses de sens et de subjectivité. La géographie sert la fiction, s’entremêle au conte et fait corps avec lui.

La ville de Trois-Fontaines est au centre du 4e conte « Le Trompette des hussards bleus »[1], qui prend encore la forme d’un dialogue. Le vieil instituteur Étienne Auburtin raconte un épisode tragique qu’il vécut durant la guerre de 1870 et qui aboutit à son éviction de l’école du village. Passé sous l’autorité allemande, Trois-Fontaines subit l’occupation ennemie et la violence du Baron von Krappenfels qui sème la terreur dans la région. Le maître, qui a fermé son école depuis la défaite en signe de résistance, est sommé d’enseigner sous peine de représailles. Témoin de la punition excessive dont a été victime un trompette de hussards pour avoir mal sonné de son instrument – le soldat prussien a été condamné à passer deux jours attaché dans un bûcher, alors qu’il gelait à pierre fendre –, l’instituteur a en vain plaidé sa cause auprès de son colonel.

Ému par le sort du trompette, Franz Hirthès, Étienne lui offre l’hospitalité. Mais remis de ses blessures, le Prussien engraisse et se révèle un parasite. Le maître se laisse apitoyer par Franz, son homologue allemand, d’autant plus qu’ils se sont rencontrés deux ans auparavant aux eaux de Risslingen. Étienne, qui ne savait pas que son hôte était son successeur, doit finalement lui laisser sa place et se réfugier chez un parent qui vit à Badonviller en territoire français. La fin du conte, amère, montre sa fuite : « Je gagnai la forêt derrière le village, puis les collines du Blanc-Ru, et le soir j’étais au coin du feu de notre cousin, lui racontant cette histoire, qui ne l’étonna pas, car il connaissait la franchise et l’honnêteté prussiennes. » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 412)

La géographie littéraire des Contes vosgiens trace ainsi la cartographie d’une région en souffrance. La vraisemblance et la couleur locale sont parfois abandonnées dans le but d’édifier le lecteur et de réveiller sa conscience patriotique.

Une région perdue et retrouvée par l’écriture

Nous avons vu combien l’œuvre d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian s’ancre dans le territoire vosgien mais ce qui aurait pu être un cours de géographie glisse vers l’imaginaire. L’écriture transforme l’espace au prisme d’une région perdue et idéalisée. Comme le note justement Bertrand Westphal (2000) dans l’un de ses articles, « En littérature, les guides fiables n’existent pas, car on ne cartographie pas les espaces imaginaires. Tout au plus rédigera-t-on des atlas imaginaires. ». Nous passerions ainsi d’une géographie littéraire à une tentative d’approche géocritique qui, selon la définition rappelée par Michel Collot (2011), « étudierait les représentations de l’espace dans les textes eux-mêmes, et qui se situerait plutôt sur le plan de l’imaginaire et de la thématique ».

Émile Erckmann était profondément et viscéralement attaché à sa région natale et il s’inspira du site de Saint-Dié-des-Vosges comme il l’avait fait pour Phalsbourg, à tel point que les lieux observés avec minutie par le conteur réaliste se superposent et fusionnent. Transformés par l’écriture en descriptions et même en tableaux saisissants de vérité et de détails vrais, les sites vosgiens échappent à toute temporalité mais sont empreints de nostalgie. L’écriture permet à l’exilé de combler le manque d’une région à laquelle il a été arraché. Aux lieux sont d’ailleurs associés des saveurs, des goûts, des mets, qui permettent d’entretenir le souvenir. La correspondance nous renseigne une fois de plus sur cet aspect :

« Je suis assez content de savoir que l’envoi des myrtilles t’a fait plaisir. À table, en voyant arriver les premières, je dis à Madame Goguel : “Tenez, voici un fruit qu’on ne connaît pas à Paris. Chatrian, j’en suis sûr, aimerait bien d’en voir. Cela lui rappellerait la montagneˮ. Dans le temps, chaque fois que je songeais au pays, je pensais aux brimbelles, aux bruyères et aux sapins. Cela marchait ensemble. Aussitôt on fit chercher les paniers et le lendemain les myrtilles étaient en route. Cette année, elles sont rares et petites, l’année dernière elles étaient comme des cerises de la Forêt noire » (Erckmann, Chatrian, 2000 : 94-95).

Bien avant Proust, les aliments ingérés rappellent la terre perdue et la saveur transporte le gourmet vers des images mentales de paysages.

Émile Erckmann, puisque c’est lui qui tient la plume, (em)porte avec lui, dans sa mémoire, cette géographie imaginaire qu’il nous livre et qui devient pour nous le reflet exact de la réalité. Le lecteur se laisse ainsi prendre au piège de panoramas plus vrais que nature mais plus riches que nous le croyons. En effet, ces forêts vosgiennes cachent un lieu intime, idéalisé et magnifié, celui de l’enfance. Sans entrer dans une analyse psychanalytique qui dépasserait nos compétences, la ville de Phalsbourg et ses paysages environnants, les montagnes, les rivières, sont autant de substituts maternels pour un être sensible devenu orphelin de bonne heure. C’est le manque qui crée le lieu : « Pour décrire un sujet », écrit Émile Erckmann peu après avoir reçu le volume des Contes vosgiens, « il m’a toujours fallu être absent de la chose, et puis un temps d’incubation normale en présence des événements, et même lorsqu’ils sont encore présents à la mémoire, la masse des détails vous empêche de saisir les grandes lignes qui seules forment l’ensemble » (Erckmann, Chatrian, 2000 : 142).

Le conteur lorrain recrée les Vosges d’avant l’annexion, glorifie un territoire perdu et une époque révolue : une utopie avec des lieux ouverts et sauvages dont la beauté naturelle transporte le lecteur vers un ailleurs ; et des lieux fermés décrits avec minutie, constitués de maisons typiques, où il fait bon vivre, et d’intérieurs de foyers chaleureux et rassurants où le promeneur trouve asile. Le choix de l’oralité et du récit encadré n’est pas dû au hasard. Le personnage adulte replonge dans ses souvenirs d’enfance et redécouvre un double territoire spatio-temporel – sa région disparue, saccagée, et sa jeunesse – dont il s’efforce de transmettre l’héritage à un auditeur plus jeune. Dans « Annette et Jean-Claude », les paysages sont idylliques et idéalisés par l’écriture : pour Jean-Claude, petit garçon, la Genèse se mêlait aux lieux réels et familiers.

« L’hiver 1828 à 1829 fut très rigoureux et très long. M. Mougeot eut non seulement le temps de nous apprendre à lire, mais encore de nous raconter l’histoire de la création du monde en six jours ; celle du paradis terrestre, où nous vîmes le danger qu’il y avait d’écouter les conseils des serpents et de manger des pommes d’un certain arbre appelé “de la science du bien et du malˮ ; celle du déluge universel, où Noé, sa femme, ses enfants et une paire de tous les animaux naviguaient par-dessus les montagnes, à cause de la pluie qui avait fait déborder la Sarre, la Moselle, et généralement toutes les rivières du monde, bien au-dessus du ballon d’Alsace » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 299).

Le narrateur enfant est expulsé de l’Éden, quand le vieux curé refuse de le voir faire sa première communion, parce qu’il s’est montré torse nu à Annette au bord de la rivière. Les références bibliques et l’histoire brouillent la géographie réelle. Le narrateur confie alors devoir quitter son cocon protecteur : « L’idée ne nous venait jamais qu’il faudrait descendre un jour de la montagne, le sac au dos et le bâton à la main, pour aller chercher fortune ailleurs. Non ! c’était le bon temps, et cela nous paraissait devoir durer toujours » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 284).

Au-delà de l’effet de réel, les lieux participent donc à une entreprise de transmission, d’entretien de la mémoire et font basculer le récit vers la parabole et le didactisme. Les auteurs cherchent à instruire leur lecteur, à faire passer un message moralisateur, à donner des leçons de vie. Les paysages s’opposent souvent dans les récits d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian. On note une nette bipartition entre lieux positifs et négatifs au sein du même conte. S’établit une concurrence entre locus amoenus et locus horribilis (Benhamou, 2012). Le héros doit choisir entre un lieu de sociabilité et un endroit reculé où il sera voué à la solitude et à la déréliction. De ce point de vue, la topographie des récits d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian est proche de l’univers des contes populaires et des contes de fées. Ce même manichéisme et la bipartition du paysage se trouvaient chez les frères Grimm qui soumettaient leurs personnages à des épreuves. Mais les Contes vosgiens réunifient les deux versants des Vosges.

Les lieux paraissent avoir une mémoire, comme si l’humain avait laissé son empreinte dans la construction. Émile Erckmann était convaincu de l’âme des espaces géographiques, des bâtiments, car il était adepte de la métempsycose. Cette croyance en une vie des vieilles pierres, ayant accumulé des souvenirs, est encore plus perceptible dans la nature, vierge des mains de l’homme. Le massif des Vosges est propice à cette vision panthéiste du monde. La tombe du vieux tailleur se minéralise, mêlant la dépouille au grand tout. Les récits réalistes et étranges d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian s’appuient sur une poétique des ruines héritée du Romantisme. Tours à moitié éboulées, châteaux féodaux laissés à l’abandon et démantelés sont des lieux récurrents. La géographie réelle située entre les Vosges et l’Alsace se transforme sous la plume des deux conteurs en espaces singuliers. Les personnages transfèrent sur le paysage leurs peurs et leurs regrets. Cette façon habile de signaler aux lecteurs l’état psychologique des héros présente l’avantage d’allier l’avancée du récit et de l’action, au plaisir esthétique.

Certaines descriptions rivalisent avec les tableaux de Breughel et des maîtres flamands appréciés des conteurs. Les jeux d’ombre et de lumière reflètent la nature humaine et sa complexité puisque l’environnement extérieur est à l’image de l’intériorité du personnage. Les plus bas instincts de l’être humain et les pulsions meurtrières auxquelles il donne libre cours se déchaînent à proximité d’endroits souterrains et d’excavations naturelles, symboles des forces chtoniennes du Mal. Les villages décrits existent-ils tous finalement ? Sont-ils localisables ? Ne sont-ils pas universels, atemporels car déjà présents sur les toiles des plus grands maîtres ?

Les contes étranges et réalistes d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian se prêtent volontiers à une interprétation bachelardienne. Grottes et cavernes abritent des êtres difformes qui font fuir les promeneurs. Ainsi Annette et Jean-Claude, dans le récit homonyme, transgressent-ils l’interdiction qui leur était faite d’approcher de la « tanière » de l’ermite Yéri-Hans, « sous la roche des Oies-Sauvages » (Erckmann, Chatrian, 1877 : 286). Les deux enfants sont tentés par l’exploration des sous-bois qui mènent à la caverne. C’est alors que l’individu diminué sort de sa cachette et est décrit comme un crapaud. Ironie du sort, cette cavité malsaine et suintante deviendra une sorte de grotte miraculeuse vouée à la Sainte Vierge, que Yéri-Hans prétend avoir vu. La sauvagerie de la nature primitive et hostile ramène l’homme à l’état de bête. À son contact, l’individu se laisse aller à ses instincts bestiaux, comme si le lieu agissait sur son occupant et le transformait, lui ôtant toute humanité. La description de l’espace dépasse ainsi les enjeux esthétique et narratif pour assurer une fonction didactique et symbolique.

Célébrés par Maurice Barrès et Émile Hinzelin, amis de Jules Ferry et soutenus par Victor Hugo, Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, dont les œuvres sont bien oubliées de nos jours, ont compté dans la littérature française et l’histoire de la Lorraine. En 1865, Émile Zola, qui croyait avoir lu l’œuvre d’un auteur unique et alsacien, conseillait : « Pour l’amour de Dieu, quittez l’Alsace et étudiez la France […] » (Zola, 1865 : 200). C’était méconnaître la place de la Lorraine et des Vosges dans leurs écrits. D’abord estompées, camouflées et déplacées en territoire germanique dans les premiers contes et les récits d’avant l’annexion, les références aux lieux de vie des auteurs sont ensuite pleinement assumées avec Contes vosgiens et replacées dans leur pays d’origine. Ainsi, l’action de L’Ami Fritz, roman paru en 1864, se déroulait-il dans la ville imaginaire de Hunebourg, située dans le Palatinat bavarois, non dans le Bas-Rhin comme on le croit souvent. Lors de son adaptation au théâtre en 1876, le lieu de l’intrigue est modifié puisque les actes I et III se passent désormais à Clairefontaine, dans les Vosges (Benhamou, 2005a : 139). Les territoires annexés par l’ennemi sont ainsi libérés par l’écriture, censée les magnifier. La force des livres d’Émile Erckmann et Alexandre Chatrian est d’avoir trouvé un équilibre entre une géographie réelle et une géographie imaginaire, voire fictive, dans une optique didactique et poétique. Mais laissons le mot de la fin à un héros du conte « Une nuit dans les bois », qui ouvre le recueil Contes de la Montagne paru en 1873 : « – Quand on a eu le bonheur, disait [mon oncle Bernard Herzog], de naître dans les Vosges, entre le Haut-Bar, le Nideck et le Geierstein, on ne devrait jamais songer aux voyages. Où trouver de plus belles forêts, des hêtres et des sapins plus vieux, des vallées plus riantes, des rochers plus sauvages, un pays plus pittoresque et plus riche en souvenirs mémorables ? » (Erckmann, Chatrian, 1873 : 359). Émile Erckmann qui détestait Paris pensait sans doute de même, lui dont les descriptions, proches des miniatures d’Épinal, ont amené les Français de l’intérieur à tourner leurs regards vers la ligne bleue des Vosges.

Références

Benhamou N., 2005a, « L’Ami Fritz à la scène ou l’Alsace à Paris », pp. 129-142, in : Dufief A.-S., Cabanès J.-L., dirs, Le Roman au théâtre. Les adaptations théâtrales au XIXe siècle, Nanterre, Université Paris X.

Benhamou N., 2005b, « L’Alsace perdue : le patriotisme dans La Dernière Classe de Daudet et Le Trompette des hussards bleus d’Erckmann-Chatrian », Le Petit Chose, 94, pp. 99-111.

Benhamou N., 2012, « Loci horribiles dans quelques récits d’Erckmann-Chatrian : comment effrayer, plaire et instruire », pp. 131-146, in : Bermejo Larrea E., dirs, Regards sur le locus horribilis. Manifestations littéraires des espaces hostiles, Saragosse, Presses universitaires de Saragosse.

Benoit-Guyod G., 1963, La Vie et l’œuvre d’Erckmann-Chatrian. Témoignages et documents, Paris, J.-J. Pauvert.

Collot M., 2011, « Pour une géographie littéraire », Fabula-LhT, 8, « Le partage des disciplines », mai. Accès : http://www.fabula.org/lht/8/collot.html. Consulté le 20/11/2016.

Erckmann É., 1873, Les Deux Frères, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., 1895a, Fables alsaciennes et vosgiennes, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., 1895b, Alsaciens et vosgiens d’autrefois, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1863a, Madame Thérèse, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1863b, Histoire d’un conscrit de 1813, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1864a, Waterloo, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1864b, L’Ami Fritz, Paris, L. Hachette.

Erckmann É., Chatrian A., 1871, Histoire d’un sous-maître, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1873a, Contes de la Montagne, in : Contes et Romans nationaux et populaires, Paris, J.-J. Pauvert, 1963, t. III. [Contient : « Une nuit dans les bois »].

Erckmann É., Chatrian A., 1873b, Une campagne en Kabylie, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1874, Le Brigadier Frédéric, histoire d’un Français chassé par les Allemands, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1875, Maître Gaspard Fix, histoire d’un conservateur,Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1876, Souvenirs d’un ancien chef de chantier à l’isthme de Suez, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1877, Contes vosgiens, in : Contes et Romans nationaux et populaires, Paris, J.-J. Pauvert, 1963, t. XII. [Contient : « Annette et Jean-Claude », « Le Récit du Père Jérôme », « Le Trompette des hussards bleus », « Le Vieux Tailleur », « Gretchen »].

Erckmann É., Chatrian A., 1880, Les Vieux de la vieille, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 1882, Le Banni, Paris, J. Hetzel.

Erckmann É., Chatrian A., 2000, Correspondance inédite (1870-1887), textes présentés et annotés par Stephen Foster, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal.

Erckmann É., Chatrian A., s.d., Années de collège de Maître Nablot, Paris, J. Hetzel.

Westphal B., 2000, « Pour une approche géocritique des textes. Esquisse », pp. 9-40, in : La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Presses universitaires de Limoges. En ligne depuis le 30/09/2005 sur le site SFLGC (Vox Poetica) : http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/gcr.htm<; Consulté le 20/11/2016.

Zola É., 1865, « Erckmann-Chatrian », Le Salut public de Lyon, 29 avril et 1er mai, repris in : Mes Haines, Paris, Charpentier, 1866, pp. 179-200.


[1] Nous avons donné une analyse plus poussée et comparative de ce conte (Benhamou, 2005b).

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