Pierre-Luc Landry et Éric Mathieu

Pierre-Luc Landry
Collège militaire royal du Canada
CA-K7K 7B4
Pierre-Luc.Landry[at]rmc.ca

Éric Mathieu
Université d’Ottawa
CA-K1N 6N5
emathieu[at]uottawa.ca

Entre non-lieux, territoires imaginaires et cartographie lorraine labyrinthique : fragmentation et reconstruction des espaces dans Les Suicidés d’Eau-Claire

Notre démarche (Pierre-Luc)


Nous proposons, dans ce texte, d’explorer de l’intérieur le travail de l’écriture. Ce que nous présentons ici s’apparente au dialogue[1] (auto)ethnographique entre un auteur et son éditeur, mais aussi à l’échange entre chercheurs et intellectuels qui pratiquent tous deux la création, échange structuré autour du paradigme double de la recherche-création. Nous sommes donc un peu « à côté » de la forme rigide de l’article savant auquel l’institution nous a habitués, mais nous pensons bien humblement que l’université en a besoin, surtout pour penser la création littéraire et le territoire.

Notre objet d’étude est le roman Les Suicidés d’Eau-Claire, écrit par Éric Mathieu et publié à La Mèche, à Montréal, en septembre 2016. L’histoire racontée se situe dans une ville imaginaire de Meurthe-et-Moselle. Organisé à partir d’éléments du réel et de constructions rigoureusement imaginées, le roman d’Éric Mathieu ne contribue pas à la création d’un espace local ou régional cohérent ou réaliste, mais se sert de la géographie, des cartes et du territoire lorrain pour mettre en place un univers romanesque dont l’existence et la factualité demeurent indécidables.

Présentation du roman (Éric)

Inspiré par un fait divers sordide ayant eu lieu dans le sud de la France, j’ai choisi de situer mon roman à Eau-Claire, une petite ville fictive de Lorraine, plutôt que dans le Midi, ce qui m’a permis alors « d’habiter l’espace » de mon enfance et de mon adolescence à travers la littérature.

Je voulais, dans ce roman, aborder des thèmes qui me tenaient à cœur depuis longtemps (aliénation, exil, marginalisation, oppression, harcèlement, identité, découverte de soi, rédemption, amitié et trahison, folie, univers familial, critique sociale, homosexualité) et qui faisaient partie intégrante du territoire en question puisque j’ai passé mon enfance et mon adolescence dans la région. Mais mon intention n’était pas de faire de l’autofiction (non pas que ce genre me déplaise, mais je me sentais incapable d’aborder directement certains thèmes personnels et ma vie n’intéresse sans doute personne). Voilà pourquoi, j’ai choisi, en premier lieu, de créer une ville imaginaire (procédé littéraire courant : Yoknapatawpha County chez William Faulkner, inspiré par Lafayette County où il a passé une grande partie de sa vie ; Eden County chez Joyce Carol Oates, inspiré par Erie County, etc.). Le fait divers et la ville fictive m’ont permis de me libérer psychologiquement et créativement. Je m’inspirais de scènes vécues en les transmogrifiant. Ma volonté était d’écrire un roman qui pouvait se lire à deux niveaux : réaliste et symbolique. Mon intention était d’écrire un roman réaliste gothique où la place des émotions était importante, où les personnages étaient confrontés au monde sensible d’une manière exacerbée et où les lieux, comme dans les romans gothiques ou surréalistes, prenaient une place importante (Le Paysan de Paris de Louis Aragon [1926] ; Au château d’Argol de Julien Gracq [1938], etc.). Au fur et à mesure que l’écriture avançait, il m’a pourtant semblé impossible de changer certains noms, tout simplement parce qu’en raison de leur charge poétique, ils étaient prosodiquement parfaits (Val de Fer, Excelsior, etc.). Puisque je désirais tout de même ancrer mon histoire dans une région spécifique (la Lorraine où j’ai grandi), il m’a fallu cependant utiliser des noms réels (Nancy, Place Thiers, Moselle). Par contre, comme je voulais transcender l’espace local (surtout la petite ville où j’ai grandi, assez typique pour la région) et ne pas faire une littérature régionaliste, j’ai donné une dimension plus universelle, plus neutre, aux lieux évoqués, en utilisant des noms inventés (Pont du Breuil, l’Étang des Moines, le bois des Échamées, le ruisseau des Étoles, Saint-Élophe, Montville). À noter que les noms de journaux sont également inventés : Les Échos lorrains, La Tribune lorraine, Le Journal de L’Est. La raison en est simple : bien que tirée d’un fait-divers réel, mon histoire est complètement inventée et aucun rapport ne fait mention de la tragédie telle qu’elle est racontée dans le roman dans les journaux existants (Le Républicain Lorrain, L’Est républicain). Enfin, il ne faut pas négliger l’aspect ludique qui accompagne la création de tels noms et qui fait partie intégrante de la création littéraire et de l’imagination.

Quelques mots sur la géopoétique et l’écriture de fiction (Pierre-Luc)

Pour Rachel Bouvet (2015 : 26), « [l]a géopoétique place au premier plan de ses préoccupations l’exploration physique des lieux, in situ, l’interaction concrète avec l’environnement, qu’il soit naturel ou urbain, la perception intime des paysages, le cheminement singulier d’un individu, immergé dans le monde. Entrer en contact avec le dehors, avec les choses, implique d’adopter une démarche particulière, où l’on tente de se débarrasser des filtres qui composent la manière habituelle de voir les choses, de décentrer le regard, l’ouïe, le toucher, afin de laisser le monde venir à soi. » Dans cette perspective, Les Suicidés d’Eau-Claire allie géopoétique et écriture de fiction ; nous pouvons donc interroger, grâce à l’entretien avec l’auteur vivant, l’expérience vécue de l’écriture d’un lieu – la Lorraine –, et valider dans quelle mesure celle-ci peut nous révéler quelque chose d’inédit sur le travail créateur, dans le registre de la fiction narrative, lorsqu’il est en relation avec le territoire et la carte.

La géographie, « écriture de la Terre » (Bouvet, 2015 : 72), se sert des cartes pour atteindre à son but. La géopoétique, recherche et création, va au-delà du geste scientifique de mesure, arpenter et tracer le territoire ; la géopoétique initie un autre rapport à l’écriture de la Terre, un rapport plus libre, plus personnel, puisant à la fois dans le réel et dans l’imaginaire. On sait, avec Michel Foucault ou encore avec les psychologues de la prime enfance comme Jean Piaget, que « les mots sont souvent les premiers dans l’ordre de la saisie du réel » (Bouvet, 2015 : 74), et qu’ils ont la possibilité, en nommant les choses, de les faire advenir. Si Éric Mathieu se sert des mots, dans Les Suicidés d’Eau-Claire, pour découvrir à la fois l’histoire qu’il a à raconter et les lieux où elle allait s’inscrire, il les manipule également pour inventer le territoire lorrain dont il avait besoin pour ce roman en particulier. Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980 : 20), « [u]ne carte a des entrées multiples » (1980 : 20) ; c’est donc dire qu’il est possible de se servir d’un territoire réel et de le « mettre en chantier » afin d’imaginer l’espace d’un moment – l’espace d’un livre – un autre monde possible ou encore, à l’opposé, l’état particulier d’un monde que l’on souhaite observer. C’est ce qui est à l’œuvre dans Les Suicidés d’Eau-Claire : la Lorraine des années 1990, dans le roman, est à l’image (nihiliste) de la France de l’époque et de la France d’aujourd’hui ou, par métonymie ou synecdote, du monde occidental contemporain en proie à plusieurs démons, en même temps qu’elle est invention, création – la Lorraine imaginaire qu’Éric Mathieu a fait naître par les mots, pour les besoins de l’histoire racontée dans le roman.

Dans cette optique, le territoire lorrain, on le verra, est investi dans Les Suicidés d’Eau-Claire d’une personnalité qui en fait le lieu parfait de l’expression d’une sensibilité presque archaïque, importée du roman gothique. En effet, l’esprit qui anime le roman fait en sorte que la ville d’Eau-Claire et tous les lieux que l’auteur décrit font partie intégrante de l’histoire, agissent sur les personnages et structurent l’ensemble de l’œuvre. Les nuages sont gris et bas ; le temps est à l’orage ; les nuits moites et chaudes de la fin de l’été précèdent les soirées d’automne aux forts vents qui font claquer les volets ; il fait froid, humide, le temps est laid, le ciel est noir, tandis que les Corbin sombrent dans la déchéance.

Pourtant, ce n’est pas tant l’espace « réel » de la Lorraine qui retient notre attention ici, sinon sa représentation littéraire dans le roman d’Éric Mathieu et les stratégies employées par l’auteur pour le faire exister dans l’espace livresque, pour y inscrire sa propre géographie personnelle. Nous n’opposerons pas les deux territoires – le factuel et l’imaginaire ; il faut plutôt les envisager comme les deux pôles d’un même continuum, sur lequel se situent aussi les nombreux non-lieux qui peuplent le roman.

Non-lieux

Pierre-Luc : Dans le roman, lieux, non-lieux et espaces se mélangent, comme la Lorraine est à l’image de la surmodernité telle que décrite par Marc Augé (1992) ; la riche histoire de la région et les périodes successives qui ont façonné son territoire ont créé une carte faite évidemment de « lieux anthropologiques », « simultanément principe[s] de sens pour ceux qui [les] habitent et principe[s] d’intelligibilité pour celui qui [les] observe » (ibid. : 68). Ces lieux sont à la fois « identitaires, relationnels et historiques », comme l’écrit Marc Augé (ibid. : 69). Néanmoins, la Lorraine est aussi faite de non-lieux, c’est-à-dire des traditionnels espaces de transit que sont les gares, les chemins, les voitures, les chaînes hôtelières, etc., « promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère » (ibid. : 101). Toutefois, si on imagine que le lieu et le non-lieu sont les extrémités d’un spectre aux « polarités fuyantes », pour reprendre l’expression de Marc Augé (ibid.), on peut inclure quelque part dans ce portrait de nombreux autres espaces lorrains autrefois lieux anthropologiques devenus aujourd’hui, par l’action rapide de la vétusté industrielle, quelque chose comme des non-lieux où l’on ne passe pas nécessairement, des espaces négatifs historiques, certes, mais individuels, à l’identité floue et au caractère relationnel on ne peut plus ambigu. Au-delà de l’énumération que nous pourrions en faire, il est intéressant de réfléchir au potentiel littéraire de ces espaces singuliers. Raconte-nous un peu comment ils t’ont inspiré, pourquoi tu as choisi de situer ton histoire à proximité de ceux-ci. En d’autres mots, qu’y a-t-il de littéraire, par exemple, dans le Val de Fer ?

Éric : L’espace naturel représenté par Eau-Claire et ses environs (le bois des Échamées, le ruisseau des Étoles, le Val de Fer et son effrayant accumulateur Zublin, le château d’eau, etc.) n’est pas juste un cadre, un décor pour l’action, mais est rapatrié au premier plan. Le cadre/le décor est un autre personnage du roman. La petite ville, où on trouve des habitants médisants, aigris, dont la cruauté n’a d’égal que le sadisme, est un trope typique des romans gothiques – ainsi que de certains des romans « régionaux » lorrains, c’est-à-dire qui se déroulent à peu près dans les mêmes lieux ; on pense ici au Cimetière américain de Thierry Hesse (2003) à L’Enfant d’octobre de Philippe Besson (2006) et aux Âmes grises de Philippe Claudel (2003), évidemment. L’espace naturel est également l’enjeu principal de la représentation symbolique. L’action progresse selon des lieux précis. Le roman débute avec Jean-Renaud chez lui alors qu’il n’a plus d’argent et qu’il s’apprête à sortir (il a rendez-vous à l’ANPE). On retrouve aussi Sybille chez elle avant qu’elle ne sorte pour se rendre au collège. On suit Sybille d’un non-lieu à un autre (les chemins derrière les maisons, la voie ferrée, la remise entre deux rues, etc.). On retrouve aussi Camille un peu plus tard alors qu’elle se lève pour aller travailler. Chaque scène se déroule par rapport à un lieu. On retrouve Jean-Renaud au café La Fauvette, à l’ANPE, à la banque, chez son médecin. On suit Sybille dans les rues, au collège, chez Franck, au garage où Franck travaille, etc. On suit Camille à l’école de langues, chez son amant, au marché. L’espace naturel a donc une fonction narrative.

Mais l’espace naturel a une autre fonction : symbolique. Dans Les Suicidés d’Eau-Claire, il y a un monde endogène et un monde exogène. Intérieur de la ville d’Eau-Claire et extérieur de la ville d’Eau-Claire. Pour Sybille, les non-lieux sont des endroits dangereux (les rues, les chemins, la Place de l’École, la cour de récréation, l’arrêt de bus), mais aussi les lieux, l’école, sa propre maison où la menace règne (visite du prélat Barthélémy, le comportement étrange de son père). Aliénée par son environnement et dans l’impossibilité de gérer le réel et de se tourner vers le monde, Sybille se dirige vers l’extérieur de la ville, souvent dans la nature : l’étang, le bois des Échamées, le Val de Fer. Elle se tourne vers la nature et essaie d’en faire sa nouvelle habitation. Sybille a une relation sensible très directe, souvent intense, avec cet espace : elle passe des heures à lire au bord de l’étang, se promène dans les bois, passe par des chemins perdus. Ces endroits, que l’on peut appeler non-lieux puisqu’ils n’appartiennent à personne, ont une fonction symbolique dans le roman : ils représentent le monde exogène à Eau-Claire, à son centre-ville, où on trouve le collège, la Place des Écoles, les magasins, la voie ferrée, les rues dangereuses ; un univers en dehors du conservatisme et de la dureté des habitants, coincés dans leur quotidien gris et froid. Les non-lieux qu’occupe Sybille sont libérés des contraintes sociales et des conventions : elle peut se laisser aller, elle peut être elle-même. Ces non-lieux sont la représentation du subconscient et de l’imagination de Sybille. Ils permettent aussi d’introduire le surnaturel, d’une certaine manière, à tout le moins l’étrange et l’indécidable, alors que le lecteur se demande peut-être si la présence de Franck près de l’étang est bien réelle ; peut-être est-elle après tout simplement imaginée par Sybille, dont la chambre à coucher, lieu plus anthropologique que l’étang, est aussi investie par le mystère.

Dans ce nouvel environnement, Sybille a un rapport direct au monde sensible. Elle est en communion avec les animaux, les fleurs, les plantes, elle connaît l’amour, le sexe, de nouvelles amitiés. La nature est liée à l’expérience hypersensorielle, sexuelle (pour les personnages féminins, on retrouve ceci dans Sarah et le lieutenant français de John Fowles [1972], La Pianiste de Elfriede Jelinek [1983], Le Blé en herbe de Colette [1923], Bonjour tristesse de Françoise Sagan [1954] et Thérèse Desqueyroux de François Mauriac [1927], etc.).

Dans chaque lieu visité par les Corbin, le lecteur est placé dans un état de sensorialité intense : les émotions, les odeurs sont extrêmes, le regard des autres est omniprésent, Sybille est surveillée et, sans cesse, elle doit avoir à l’œil les alentours pour éviter de rencontrer d’éventuels agresseurs. Les différents endroits ne semblent pas forcément connectés, ce sont des fragments spatiaux qui ne contribuent pas à la création d’un espace local ou régional cohérent (réaliste). Aussi, le temps ne passe pas forcément de la même façon dans les différents endroits : à l’usine ainsi qu’au café où Sybille rencontre sa grand-mère, le temps est figé, alors que lorsque nous sommes dans les non-lieux, le temps passe plus vite, l’action se déroule avec urgence. L’espace est fragmenté, d’où la difficulté des personnages à s’identifier à cet espace qui n’est plus le leur après des années d’exil. L’espace fragmenté correspond à l’identité fragmentée des personnages, à leur psyché – nous y reviendrons. Les personnages sont coincés dans l’imaginaire, à un stade d’adolescence (voir les titres des parties qui se réfèrent à Erik Erikson, Identity and the Life Cycle [1959]). Le temps de la narration est neutre : le roman est écrit complètement au présent, d’où le flou entre le passé et le présent. Les Corbin sont dans un présent perpétuel, hors du monde et hors du temps.

Territoires imaginaires

Pierre-Luc : Eau-Claire est une ville qui n’existe pas. Pourtant, Nancy existe bel et bien, ainsi que de nombreux autres lieux de l’action du roman. Pourrait-on dire que Les Suicidés d’Eau-Claire, en plus de participer d’une certaine manière à l’édification d’une Lorraine littéraire par ses descriptions, son cadre et son récit, collabore également à la création d’une Lorraine imaginaire au folklore sans cesse renouvelé ?

Éric : Le jeu entre les noms réels et inventés est aussi un procédé qui a pour fonction de renforcer le flou qui s’infiltre partout dans le roman : on passe, en effet, souvent sans transition, d’un passage réaliste à un passage onirique (rêves, cauchemars, hallucinations).

L’invention des noms est un procédé littéraire qui me permet de me dissocier de la réalité ainsi que de l’espace réel ; il me permet de me placer à un niveau symbolique. Les Suicidés d’Eau-Claire n’est pas un roman sur la Lorraine. La ville d’Eau-Claire, et par extension La Lorraine, est un microcosme représentant la France plus généralement. Le roman parle de la difficulté d’intégration des étrangers (les Corbin sont des étrangers dans leur propre pays ; ils ont « osé » partir et on leur en veut inconsciemment beaucoup pour avoir abandonné la « nation »), de la difficulté de trouver du travail, de la difficulté des jeunes à trouver une place dans le monde, de la difficulté des industries de survivre dans un monde où la globalisation fait des ravages. Le roman est à la fois complètement ancré dans un contexte territorial, mais l’histoire pourrait se passer ailleurs en France ou ailleurs dans le monde. La présence de l’usine et de la métallurgie est importante sans doute, mais beaucoup de villes ressemblent à Eau-Claire de par le monde.

Cartographie labyrinthique et fragmentée

Pierre-Luc : Dans Les Suicidés d’Eau-Claire, l’espace fragmenté et labyrinthique de la Lorraine correspond à l’identité fragmentée des personnages, à leur psyché labyrinthique ; les personnages sont coincés dans l’imaginaire, à un stade d’adolescence, et la Lorraine tout entière se plie à la structure du récit et à l’histoire et, du coup, est entièrement réinventée. Par exemple, le chronotope labyrinthique s’incarne dans les premières pages du roman qui raconte, en vérité, la fin de l’histoire. Par la suite, le roman effectue un retour vers la linéarité plus « traditionnelle », mais se perd finalement dans le flou et la confusion entre le passé et le présent. J’aimerais que tu en dises un peu plus sur ce qui se passe, dans le roman, pour que le territoire se plie d’abord à la structure du roman, puis en fonction du psychisme désorganisé des personnages.

Éric : Les espaces fermés et les espaces labyrinthiques (l’hôpital Fournier où séjourne Camille, le café Excelsior, le caveau où se déroule la fête, les rues de Saint-Élophe où Sybille rencontre Zoé et ses amis) ont une importance capitale dans le roman et ont fonction de représenter la psyché des personnages, tous enfermés dans leur névrose et leur solitude.

Sybille veut échapper à son imaginaire mais elle n’en est pas capable. Elle est prisonnière. Les espaces labyrinthiques représentent cet état. Ses parents, s’ils avaient su prendre soin d’elle, l’auraient aidée à se séparer d’eux (Sybille aurait dû détester ses parents, comme les adolescents détestent leurs parents et ont honte d’eux pour devenir adultes). On la retrouve souvent emprisonnée dans un endroit clos : l’abri de jardin, la remise entre les deux rues ; dans son cauchemar récurrent, elle est à l’extérieur sur une route nationale, mais elle est comme coincée à l’intérieur et elle essaie de s’échapper et de traverser la ligne blanche, car elle sait que de l’autre côté elle sera en sécurité, mais elle n’y arrive pas. Sybille s’enferme souvent dans sa chambre, dans sa salle de bain ; le professeur d’allemand la menace sadiquement de la coincer sous son bureau. À la fin du roman, Sybille ne veut plus sortir de chez elle. Ses espaces clos sont souvent pénétrés par le prélat Barthélémy, symbole de la mort.

De même, Jean-Renaud et Camille sont incapables de trouver leur place dans le monde, dans les lieux. En témoignent par exemple la scène au marché où Camille s’évanouit, les crises de Jean-Renaud à l’ANPE, à la banque, chez le médecin, au café où il se dispute avec les petits vieux. Les microcommunautés présentes dans certains espaces délimités (village, école, usine, etc.) symbolisent un malaise, une menace, voire même le destin des Corbin. L’Autre dans l’espace représente une menace ou l’impossibilité et la difficulté des relations humaines, individuelles, familiales, professionnelles.

La seule libération pour ces personnages étrangers à eux-mêmes, dont la souffrance existentielle est de plus en plus pesante au fil du récit, est la mort. Libérés de l’espace naturel et du temps, les trois personnages sont unis dans un autre monde, monde non sensible, où leur choix radical de ne plus vivre leur a peut-être apporté la grâce.

Remarques conclusives (Pierre-Luc)

J’aimerais offrir, en guise de conclusion, quelques remarques interprétatives à propos du territoire lorrain présenté dans le roman Les Suicidés d’Eau-Claire d’Éric Mathieu. Je m’inscris ici, pour fermer notre intervention, comme professeur de littérature mais, surtout, comme étranger qui regarde la France depuis très loin et qui, tout gonflé de la récente relecture de l’essai de Marc Augé sur l’anthropologie de la surmodernité, s’aventure dans des hypothèses un peu folles. J’espère qu’elles seront reçues comme une manière de réfléchir à ce que les écrivains qui, même exilés, écrivent sur la France, ont à dire à propos de celle-ci.

Dans sa description de l’espace urbain français contemporain, Marc Augé (1992 : 83) utilise les « notions d’itinéraire, d’intersection, de centre et de monument » afin de réfléchir à la manière dont les aspirations républicaines s’inscrivent à même le territoire. La ville d’Eau-Claire, imaginée par Éric Mathieu, construite de toutes pièces pour les besoins de l’histoire qu’il avait envie de raconter, est conçue comme n’importe quelle autre ville française républicaine : c’est-à-dire qu’elle est organisée autour d’un centre où sont regroupés les pouvoirs, l’autorité religieuse et l’autorité civile (ibid. : 84), ainsi que les places publiques, les cafés, les boulangeries, le marché, les monuments aux morts, etc., un centre où « les itinéraires singuliers se croisent et se mêlent, où les paroles s’échangent et les solitudes s’oublient un instant » (ibid. : 86). Par contre, Marc Augé conclut son ouvrage en admettant que « dans le monde de la surmodernité on est toujours et on n’est plus jamais “chez soi” » (ibid. : 136). Ce constat est fort intéressant en ce qui nous concerne, il me semble, puisqu’on pourrait alors lire Les Suicidés d’Eau-Claire, et surtout l’utilisation qu’Éric Mathieu y fait du territoire lorrain, comme un échec de la France républicaine : les solitudes n’y sont plus incapables, dans l’état d’exception permanent qui règne désormais, de s’oublier – les personnages sont « coupables » d’avoir abandonné la nation parce qu’ils ne peuvent pas s’y intégrer.

Références

Aragon L., 1926, Le Paysan de Paris, Paris, Gallimard.

Augé M., 1992, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éd. Le Seuil.

Besson P., 2006, L’Enfant d’octobre, Paris, Grasset.

Bouvet R., 2015, Vers une approche géopoétique. Lectures de Kenneth White, de Victor Segalen et de J.-M. G. Le Clézio, Québec, Presses de l’Université du Québec.

Claudel P., 2003, Les Âmes grises, Paris, Stock.

Colette, 1923, Le Blé en herbe, Paris, Flammarion.

Deleuze G., Guattari F., 1980, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie II, Paris, Éd. de Minuit.

Erikson E. H., 1959, Identity and the Life Cycle, New York, International Universities Press.

Fowles J., 1972, Sarah et le lieutenant français, trad. de l’anglais par G. Durand, Paris, Éd. Le Seuil.

Gracq J., 1938, Au château d’Argol, Paris, J. Corti.

Hesse T., 2003, Le Cimetière américain, Seyssel, Champ Valon.

Jelinek E., 1983, La Pianiste, trad. de l’allemand par M. Litaize et Y. Hoffman, Nîmes, J. Chambon.

Mathieu É., 2016, Les Suicidés d’Eau-Claire, Montréal, Éd. La Mèche.

Mauriac F., 1927, Thérèse Desqueyroux, Paris, Grasset.

Sagan F., 1954, Bonjour tristesse, Paris, Julliard.


[1] Cela explique la présence de nos prénoms au début des sections; nous travaillons ensemble, nous discutons, nous nous relançons, et les traces de cet échange sont nécessaires pour bien saisir notre propos.

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